Chronique d'une guerre annoncée 

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Professeur Khalifa Chater

vice-Président de l'AEI, Tunis.

 

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14 Mars - 22 Mai 2003

Juin - Octobre 2003

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Mars - Mai 2003

 

“Du passé au présent, du Musée national au Musée d'art moderne de Bagdad, dévalisés et incendiés, une ligne continue apparaît. Notre passé est notre présent. La guerre et la superpuissance nous ont volé l'un et l'autre durant cette seconde guerre du Golfe. Ce fut une guerre contre la civilisation.” (May Muzaffar, poétesse irakienne, Le Monde diplomatique, mai 2003).

 

La guerre annoncée  fut engagée, après une laborieuse mise en scène idéologique qui ne réussit pas à convaincre l'opinion mondiale. Guerre pour l'hégémonie, guerre pour le pétrole, guerre pour les affaires ! Mais faut-il occulter les prophètes américains du «choc des civilisations», qui ont eu tout le loisir d'expliciter leurs options. La coalition affirme qu'elle s'engage dans la guerre pour «libérer» l'Irak. Le dossier documentaire de la guerre permettra aux historiens de reconstituer cette tragédie et d'évaluer l'ampleur du désastre. Mais revenons à notre chronologie des événements.

 

14 mars 2003 : La stratégie américaine se précise. La logique de la guerre bat en brèche la voie diplomatique. Peut-elle faire valoir, par effet d'entraînement, la solution de la question palestinienne ?  Le discours du Président Bush, aujourd'hui, annonce la prochaine mise en exécution de «la feuille de route», adoptée par le quartette des médiateurs (Etats-Unis, Union Européenne, Russie, Nations Unies), prévoyant la création de l'Etat palestinien en l'an 2005. La  colonisation des territoires palestiniens devait cesser pour permettre la progression du processus de paix. Est-ce que cette initiative s'inscrit dans la campagne de persuasion de l'opinion arabe, à la veille de l'épreuve? Accordons à cette initiative le préjugé favorable. Notons cependant que la condamnation de la politique de répression, dans les territoires et la mise en œuvre des résolutions de l'ONU auraient davantage convaincu l'opinion publique arabe.

 

16 mars 2003 : Le «conseil de guerre», qui a réuni sur une base américaine des Açores, le Président Bush, les Premiers ministres anglais Blair et espagnol Aznar, relève davantage de la mise en scène médiatique. La concertation de quarante cinq minutes  se justifiait davantage, par ses effets d'annonce, un ultimatum adressé à l'ONU et à la Communauté internationale, pour l'inciter à s'aligner sur les options de la coalition. Le choix des pays traduisait l'existence d'un axe transatlantique Washington- Madrid-Londres, soucieux de redimensionner l'Europe continentale et d'imposer un «containment» diplomatique à la France, l'Allemagne et leur éventuel allié russe. «L'heure de vérité», annoncée par le Président américain devait imposer à tous les partenaires de jouer  leurs cartes et de se repositionner sur la scène. Au delà de la question des armes de destruction massive de l'Irak, du changement de son régime  et de la domination du Moyen Orient, la réunion des Açores pose le problème de la gouvernance mondiale. Est-ce que l'émergence de l'opinion mondiale comme acteur politique  est susceptible de changer la donne ?

 

18 mars 2003 : L'ultimatum du 17 mars du Président Bush à Saddam Hussein annonce une volonté de traiter militairement la question irakienne. Il arrête, de fait, le processus des inspections et ferme l'option diplomatique de la résolution 1441. Mis devant le fait accompli, le Secrétaire Général de l'ONU demande au personnel de l'ONU de quitter l'Irak, à la veille de la guerre annoncée.

 

21 mars 2003 : Les Etats-Unis sont entrés hier, en guerre contre l'Irak. L'objectif annoncé est de "désarmer l'Irak" et de "libérer" son peuple, d'écarter l'équipe de Saddam Hussein, et  de mettre sur pied un régime démocratique favorable à Washington. L'argumentaire du président Bush semble annoncer l'occupation du pays, durant une période plus ou moins longue. La "libération" du peuple devrait s'accommoder d'une  administration militaire étrangère qui annihilerait sa souveraineté et consoliderait la maîtrise américaine sur les pays du Golfe et d'abord sur les régions pétrolières.

 

28  mars 2003 : Guerre globale, combinant les mouvements de troupes terrestres et l'usage privilégié de l'aviation, pour assurer la destruction préalable des pôles défensifs et la dissuasion des populations des villes. Le commandement américain a dû, cependant, corriger la stratégie annoncée, attaquant exclusivement, du moins officiellement, à partir  du Koweït, puisque le gouvernement d'Ankara a refusé d'autoriser les unités de combats à rejoindre les fronts, à partir de leur bases turques. Privé d'aviation, l'Irak opta pour une guerre de positions dans les villes fortifiées. Malgré les multiples effets d'annonce, l'armée britannique peine à occuper la ville frontalière d'Oum - Kasr et à prendre possession de la capitale du Sud, Bassorah. Face aux troupes américaines, l'armée irakienne évite les affrontements, exception faite de certaines positions clefs, des nœuds de communications. Reconnaissant l'existence d'une certaine résistance, les Américains optent pour une pause stratégique.

 

6 avril  2003 : La nouvelle stratégie accorde la priorité à la guerre d'usure, assurant par l'usage du bombardement massif, la destruction des structures de défenses irakiennes. Un parachutage dans les régions kurdes  permet aux troupes de la coalition de fragiliser les lignes de défenses de la région du Nord. Les Américains annoncent, le 4 avril, la prise de l'aéroport de Bagdad, qui est  effective, en dépit des démentis irakiens. Les troupes américaines sont aux portes de Bagdad. Ils prétendent même y avoir effectuée des incursions. En réalité, la véritable offensive sur Bagdad n'a pas encore commencé. Les Anglais ont pris possession de Bassorah, après quinze jours de combats acharnés. Leurs alliés se sont emparés de Kerbalah, affrontant une certaine résistance. Annonçant leur maîtrise du terrain, les Américains évoquaient l'existence de certaines "poches de résistance". Est-ce que la guerre classique sera relayée par la guérilla urbaine et les attaques-suicides ?  L'opération kamikaze contre les troupes américaines à Nedjef, le 29 mars, suscita des inquiétudes.

 

9 avril  2003 : Mon ami, Jean-Marie de La Gorce me rappelait, à la veille de la chute de Bagdad, qu'une guerre de rues à Bagdad était exclue, étant donné la configuration hollywoodienne de la capitale, ses artères largement ouvertes. De fait, l'entrée des forces spéciales, le 7 avril à Bagdad se réalisa, sans difficultés, dans le cadre d'une opération - test, l'assaut des palais présidentiels. La chute rapide de Bagdad suscita la surprise générale. Des observateurs évoquèrent, pour conforter leur analyse, une possible défection - trahison de la hiérarchie militaire. Fallait-il oublier qu'il s'agissait, en fin de compte, d'un affrontement entre le pot de terre et le pot de fer, que les troupes de Saddam ont été privées de tout équipement depuis 1990, que les moyens militaires de la coalition assuraient à ses troupes une supériorité évidente?. Ce fut, en réalité, une guerre asymétrique, engagée sans états d'âme. On a coutume de décrire les événements, en privilégiant les points de vues des troupes victorieuses. Ultime différence avec la première guerre de la coalition, les alliés n'ont pas pu occulter les réalités, permettant à l'information indépendante de présenter des témoignages objectifs, sur cette grande tragédie.

 

17 avril 2003 :  En marge de l'occupation de Bagdad et à la  faveur de l'anarchie qui s'en suivit, le musé national d'Art et d'archéologie et d'Art de Bagdad, les musées d'art et d'Artisanat de Bagdad et de Moussoul ont été pillés. Au cours de cette  épreuve, la riche Bibliothèque Nationale de Bagdad a été incendiée. Par contre, le ministère du pétrole, a bénéficié d'une protection efficace. Ce traitement de faveur est éloquent. Réunis à l'UNESCO, les experts de la sauvegarde de la mémoire du monde n'ont pu que constater l'ampleur du désastre.

 

29 avril 2003 : Les USA viennent d'annoncer qu'ils retiraient pratiquement toutes leurs forces d'Arabie Saoudite. Il s'agit, plutôt d'un transfert vers Qatar, dans le cadre du redéploiement des forces américaines dans la région. Mais les nationalistes arabes espèrent une évacuation totale des troupes étrangères du Moyen-Orient.

 

4 mai 2003 :  Tous les ingrédients d'une mise en scène hollywoodienne permettent au président Bush, le 2 mai, d'effectuer sa conférence de presse annonçant sa victoire irakienne : Le choix de la scène : le porte-avions Abraham - Lincoln, de retour d'Irak, l'organisation du spectacle : un atterrissage très médiatisé d'un héros improvisé co-pilote, ces accessoires du spectacle devaient accréditer la thèse d'une guerre virtuelle, occultant l'ampleur de la tragédie humaine, les bombardements intensifs, les destructions et les incendies.  "Le gros des opérations de combat en Irak est achevé" déclara le président américain. Lucide, il évitera d'annoncer la fin de la guerre.  Les observateurs avertis se rendent compte, en effet, que l'épreuve irakienne et les frustrations qu'elle provoque, pouvaient dynamiser le terrorisme, développer l'anarchie et remettre en cause la culture de la paix et la praxis de la coexistence.  Ce fut, d'ailleurs, bel et bien, la victoire de la vulgate Huttington qui a mis en échec l'idealtype américain et l'humanisme qu'il fonde. Pouvait-on espérer un rapide retour  aux sources de l'américanisme libéral?

 

9 mai 2003 : La Conférence de Londres réunit, le 8 mai 2003, les responsables militaires de quinze pays,  pour mettre sur pied une armée d'occupation de l'Irak, appelée "force de stabilité internationale". Il s'agit, en réalité, de finaliser les accords de Londres du 30 avril, conclus par les partisans de l'escalade militaire.  Le régime de "protectorat", ainsi institué, doit être conforté par l'appui d'une armée d'occupation multinationale.

 

20 mai 2003 : Triste semaine d'épreuves. Les événements tragiques de Riadh (12 mai) et de Casablanca (19 mai), que nous condamnons sans ménagement, s'inscrivent dans cette montée des périls, cette escalade meurtrière qui brouille les lignes de partages, depuis l'aventure irakienne. Cette stratégie de la résistance adoptée comme «réaction des faibles» devant des pouvoirs hégémoniques, par de multiples mouvements révolutionnaires, se muta en praxis terroriste, inaugurée sur le champ afghan. Provoquant morts d'innocents, elle ne pouvait qu'être condamnée.

 

Est-ce que les attaques terroristes de Riadh et de Casablanca étaient le fait de la Kaïda, qui opta pour cette stratégie, initialement dans une approche intégriste et contre-révolutionnaire, dénonçant les régimes modernistes et/ou laïcs, avant d'opter pour la lutte contre l'ennemi extérieur ?  Mort ou vivant, Ben Laden ne représentait qu'une méga-référence dans sa mouvance qui adoptait la structure de la toile internet, un réseau de relais autonomes, disposant d'une large liberté de manœuvres. Comment pouvait-on faire échec à ses multiples électrons libres qui naissent et se développent, hors de tout contrôle ? Avec la chute du régime laïc irakien, les mouvances conservatrices et intégristes ont remporté une victoire. Les grandes manifestations populaires irakiennes, en faveur de l'établissement d'un pouvoir théocratique, le retour triomphal de l'ayatollah Mohamed Baqer el-Hakim (Nassiriya, 11 mai) - un remake du retour de Khoumeini, en Iran - et la constitution d'un arc de tensions chïte, inaugurent une nouvelle ère d'épreuves. Faut-il jeter l'enfant avec l'eau du bain : la dictature de Saddam et la culture laïque qu'il a fait valoir. Que faut-il dire à cette puissante communauté  irakienne chrétienne, partie intégrante des forces vives de la nation, si bien intégrée dans la société environnante et qui pourrait être déstabilisée ? Est-ce que la démocratisation implique l'ostracisme religieux ? Les tristes épreuves de Riadh et de Casablanca montrent que le développement des pouvoirs hégémoniques étrangers au sein du monde arabe favorisent toutes les dérives et les réactions de désespoir, d'un peuple arabe frustré et défait. Triste diagnostic qui redimensionne, dans les pays du Moyen-Orient, les partisans de la modernité et du progrès, les défenseurs de l'humanisme et de la culture de la paix.

 

22 mai 2003 : Grande première mondiale, les Nations-Unies qui ont institué le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, qui ont tant œuvré pour engager le mouvement libérateur de la décolonisation,  consacrent aujourd'hui le régime de protectorat de l'Irak. La résolution adoptée à la quasi unanimité "reconnaît les pouvoirs, responsabilités et obligations" des "puissances occupantes, agissant sous un commandement unifié". Cette "autorité" constituée par les armées victorieuses devenait l'interlocuteur de la communauté internationale. Elle assure la direction des affaires du pays, dispose d'un pouvoir exécutif et législatif effectif, puisque le mandat onusien lui accorde un droit d'ingérence absolue. La communauté internationale - disons plutôt l'Establishment du Conseil de Sécurité - s'accommode de ce retrait de l'ONU, illustré par la perte de ses prérogatives dans le désarmement (la fameuse résolution 1441) et sa renonciation à l'exercice de ses compétences, dans la reconstruction du pays et le rétablissement de l'Etat de Droit, en Irak. Ultime concession, l'ONU désigne un Représentant spécial, chargé de coordonner les actions humanitaires et de faciliter "les activités de reconstruction..., en coordination avec l'Autorité". Consacrant l'Etat de fait, les puissances adoptent un compromis, contraire à l'esprit et à la lettre de la Charte, invoquée formellement dans la résolution.

 

Cette perte de références définit désormais, l'ère postmoderne, redimensionne les grands discours sur la bonne gouvernance. Abandonnant les grands principes aux vestiaires, les acteurs montrent que seuls les intérêts bien compris régissent le monde. Un grand homme politique européen déclarait courageusement : "mon pays n'a pas d'alliés. Il n'a que des intérêts".

Khalifa Chater

( Tunis, 22 mai 2003).

Etudes Internationales, n°87, 2/2003