Chronique d'une guerre annoncée 

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Professeur Khalifa Chater

vice-Président de l'AEI, Tunis.

 

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Janvier - Mars 2003

 

Les événements du 11 septembre - une tragédie pour l'ensemble de l'humanité - ont mis à l'ordre du jour la lutte contre le terrorisme international. Mais la mobilisation contre l'Irak, défini comme ennemi prioritaire, par une réactualisation du contentieux de 1991, ébranle le Moyen-Orient et aggrave la détresse de ses habitants. Dans ce contexte, "l'initiative de partenariat entre les Etats-Unis et le Moyen-Orient[41]", lancée par le Secrétaire d'Etat américain, Colin Powell, le 12 décembre 2002, arrive à contre-courant. Le projet de coopération annoncé est certes ambitieux. Mais il fallait, au préalable, assainir l'atmosphère, régler la question palestinienne, mettre fin à la terreur israélienne et calmer le jeu au Moyen-Orient. La guerre et la mise en dépendance étrangère qu'elle est appelée à consolider, renforcent les forces de repli identitaires et religieux. A court et à long termes, elles risquent de bloquer toute dynamique intérieure de progrès. Dans l'alternative évoquée : "inertie ou renaissance arabe", évoquée avec pertinence par Colin Powell, les épreuves arabes du Moyen-Orient créent les conditions propices aux options passéistes de nostalgie et d'exclusion.  Redessinant les lignes de fracture interculturelles, elles faussent les diagnostics et détournent les opinions publiques des projets de développement et de promotion. Des voix s'élèvent déjà pour remettre à l'ordre du jour la résistance. Ne sous-estimons pas les graves effets des visions conflictuelles, qui ruinent les fondements de notre humanisme. La guerre n'est ni un enjeu, ni un jeu. 

 

1er janvier 2003 : Le messages du nouvel an 2003, du souverain pontife, inscrit, comme priorité la "recherche de règlements politiques". Jean Paul II estime que "la paix est possible et nécessaire" et supplie les hommes de bonne volonté de tout faire "pour construire la paix, avant tout en terre sainte; pour arrêter la spirale inutile de la violence aveugle au Moyen-Orient, pour éteindre les sinistres aveuglements d'un conflit qui, grâce à l'engagement de tous, peut être évité". Est-ce que les chefs politiques sont à l'écoute des appels de ceux qui représentent la conscience du monde ?

 

3 janvier 2003 : Sous les applaudissements des soldats rassemblés dans un gymnase de la base de Fort Hode de Killeen, le Président Bush  affirma que des "heures cruciales" attendaient peut-être les Etats-Unis. Nouvel argument déployé par le Président Bush : "Vous combattrez non pour conquérir mais pour libérer un peuple". Cette montée des enchères, marquée par un feuilleton de discours de justifications anglo-américains, se développe à la faveur de l'application de la résolution 1441 du Conseil de Sécurité et des mécanismes des inspections qu'elle a mis en application. La déclaration de 12 000 pages du gouvernement irakien sur les stocks et programmes d'armes non conventionnelles et les rapports préliminaires des inspecteurs n'ont pas permis d'atténuer le niveau de tensions. Les déclarations américaines et anglaises évoquant des "omissions évidentes" confortent leur option militaire. Mais est-ce que cette démarche inhabituelle et exceptionnelle de l'inspection n'est pas le prélude de la guerre ? 

 

7 janvier 2003 :  A l'occasion de ses vœux aux forces françaises, le Président Chirac les a invité à se préparer à un éventuel conflit en Irak. Fait significatif, la déclaration eut un  accueil très critique de l'opinion publique. Ce qui explique les versions plus diplomatiques qui s'en suivirent[42]. Fait certain, le gouvernement français actuel s'est démarqué de la politique atlantique des Socialistes. La position allemande, plus catégorique, rejette l'idée de toute intervention militaire. L'Europe en "manque de politique étrangère", se trouve écartelée entre les positions irréductibles de ceux qui soutiennent l'option américaine et ses adversaires. Géant économique, en pied d'argile, l'Europe doit rechercher sa voie, consolider ses assises et s'ériger en acteur responsable et crédible, dans les instances internationales.

 

10 janvier 2003 : Hans Blix, chef des experts en armement de l'ONU, a déclaré, le 9 janvier, avant la réunion à huis-clos du Conseil de Sécurité, que ses équipes n'ont trouvé jusqu'ici, aucune preuve de l'existence d'armements prohibés. El-Baradei, le chef des inspecteurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA) a confirmé ce diagnostic. L'accueil critique de Washington de ces observations préliminaires étaient sans doute destiné à maintenir la tension. La guerre diplomatique est à l'ordre du jour, coexistant avec  "la guerre secrète" - nous empruntons ce concept à l'analyste britannique John Pilger[43] -  engagée par l'aviation  sur les "zones d'exclusion aérienne.

 

14 janvier 2003 : Les sondages confirment l'oppositions des opinions publiques à la guerre contre l'Irak : En Allemagne, 80 % estiment que la guerre est injustifiée. 76 % des Français affirment qu'il n'est pas question que leur pays participe à une intervention, même si elle est décidée par le Conseil de Sécurité. En Italie, 83 % de l'opinion publique adhérent à la position pacifiste du pape. En Grande Bretagne, en dépit de l'alignement de Tony Blair sur les positions du gouvernement américain, 80 % n'ont pas été convaincus de la nécessité d'une guerre.  Fait significatif, 30 % des Britanniques estiment que les Etats-Unis et la Grande Bretagne veulent s'assurer le contrôle des ressources en pétrole du Golfe par une éventuelle guerre[44]. Aux Etats-Unis, malgré la campagne de conditionnement psychologique, le camp des pacifistes se renforce. Au Moyen-Orient, dans les pays musulmans et arabes, les opinions publiques sont absolument hostiles, par solidarité avec le peuple irakien, en dépit de leur différentes appréciations du régime irakien[45]. Fallait-il inciter certains Etats du Moyen-Orient à contrarier leurs opinions et à ébranler leurs pouvoirs ? Peut-on mener "une guerre pour la démocratie en Irak", contre la volonté de l'opinion publique internationale et sans consulter les intéressés eux-mêmes?  Une telle aventure aurait des conséquences bien néfastes, en ouvrant une nouvelle ère de mise en dépendance. Pour Israël, censé être le principal bénéficiaire de cette guerre, l'engagement du processus de paix est bien plus salutaire. Toute aggravation de la situation ne peut que consolider son rejet et entraîner son cortège de victimes, dans les deux camps. Les peuples aspirent à la paix, au bien être. Comment leur assurer ce minimum requis de la quiétude de l'esprit ? Toute autre politique, condamnant la coexistence pacifique, prélude au partenariat librement consenti,  doit être bannie.

 

23 janvier 2003 :  En marge des cérémonies célébrant les quarante ans du Traité de l'Elysée, qui "avait scellé la réconciliation de l'Allemagne et de la France", le Président Jacques Chirac et le Chancelier  Gerhard Schröder ont fait une «déclaration politique commune», affirmant qu'ils sont "déterminés à tout mettre en œuvre pour promouvoir le renforcement de l'Union[46]". L'Europe est conviée à parler d'une seule voix. Dans ce cadre, les deux dirigeants ont explicité, au cours d'une conférence de presse, leurs positions sur la question irakienne. Hostilité française à toute action unilatérale et hostilité allemande à toute intervention militaire. Sans aboutir à une position commune puisque chaque pays exerce sa propre appréciation de la situation, la concertation a permis le rapprochement des deux points de vue, faisant valoir que la diplomatie doit avoir ses droits. Cette initiative suscita, le jour même, un lever de bouclier du Secrétaire d'Etat américain Donald Rumsfeld: "Maintenant, vous imaginez que l'Europe, c'est la France et l'Allemagne. Pas moi. Je pense que ça, c'est la vieille Europe. Si l'on considère l'ensemble des pays européens, le centre de pouvoir s'est déplacé à l'Est[47]". 

 

Au-delà de cette confrontation verbale, qui exprime une saute d'humeur, cette réponse traduit l'ampleur d'un différend, dépassant la question irakienne. Elle exprime la méfiance des USA, envers l'Europe qui veut s'ériger, en acteur de plein droit, en puissance économique et politique. L'évocation du changement de gravité de l'Union Européenne, par l'élargissement à l'Est, révèle l'intention américaine de faire valoir ses points de vue, par l'utilisation des nouveaux Etats européens. Les guerres de l'Euro et du dollar trouveraient un nouveau champ d'affrontement, brouillant davantage les cartes, alors que le mirage du pétrole semble définir la norme de la conduite des affaires.

 

25 janvier 2003 : La guerre contre l'Irak aurait vraisemblablement en mars.. Fuite volontaire, indiscrétion, ou conclusion de stratèges, le Washington Post et la chaîne CBS ont fixé hier, simultanément, l'engagement américain de la bataille intitulé «choc et effroi». D'après le plan de bataille mis au point par le Pentagone, l'armée de l'air tirerait, durant la journée inaugurale, autant de missiles, qu'on n'avait tiré durant la première guerre du Golfe, en 1991. Devançant les conclusions des inspecteurs de l'ONU, le Secrétaire d'Etat américain Colin Powell a confirmé, aujourd'hui, à l'occasion du Forum économique mondial de Devos, la détermination américaine en faveur de la guerre : "Nous continuons, dit-il, à préserver notre droit souverain à lancer contre l'Irak une action militaire seuls ou avec une coalition". A-t-on évalué les conséquences directes ou collatérales, le nombre des victimes, les dégâts de toutes sortes ?  Faut-il passer par profits et pertes les coûts écologiques de l'aventure guerrière, ses effets sur la biodiversité ? Qui doit assumer la responsabilité de l'engagement du monde, dans une ère de "chocs de cultures", de guerres religieuses, de conflits géopolitiques irréductibles ?  

 

26 janvier 2003 :   Montée des enchères, simple escalade verbale ou adoption d'une véritable stratégie de dissuasion, l'évocation par Washington de l'option nucléaire redéfinit "l'ère de la paix postguerre froide". Le Secrétaire  général de la Maison Blanche a, en effet, évoqué l'usage d'armes nucléaires tactiques[48]. Il se réfère à la Nucleaire Posture Review (NPR), remise au début de l'an 2002 au Congrès, qui établit la nouvelle position des Etats -Unis, en matière d'armes nucléaires. La NPR menace de frapper les dépôts de munitions, les centres de commandements et éventuellement les centres décisionnels des Etats. Parmi les sept cibles définies, quatre pays du Moyen-Orient sont explicitement cités[49]. De tels menaces ébranlent l'opinion publique, qui a réalisé les graves effets de l'usage de l'arme de destruction massive à Hiroshima.  

 

27 janvier 2003 : Le Directeur Général de l'Unmovic Hans Blix et celui de l'agence Internationale de l'énergie atomique Mohamed el-Baradei ont présenté aujourd'hui, devant le Conseil de Sécurité, leur rapport d'étape, après deux mois d'inspection sur le territoire irakien. Le rapport de Hans Blix qui fait état de l'inspection de 230 sites différents ne signale aucune preuve de l'existence d'armes chimiques et biologiques prohibées. Il croit néanmoins devoir remarquer que "l'Irak ne semble pas avoir complètement accepté ... le désarmement qui lui a été réclamé et qu'il doit mener pour gagner la confiance du monde".  Mohamed El-Bradei estime que les inspecteurs n'ont, " à cette date, trouvé aucun élément montrant que l'Irak a relancé son programme d'armement nucléaire". Le gouvernement américain fait, néanmoins, valoir des soupçons de dissimulation  sur les armes chimiques et biologiques pour justifier son option militaire. Réaction prudente, les autres membres du Conseil de Sécurité, à quelques exceptions près, sont favorables à une poursuite de la mission des inspecteurs.

 

31 janvier 2003 : La guerre annoncée contre l'Irak a sa première victime, l'Union Européenne. Cinq des chefs de gouvernement de l'Union et trois dirigeants des pays candidats se sont ralliés à la logique de guerre du Président Bush et ont rendu public, hier, un appel en faveur "d'un front unique entre l'Europe et l'Amérique[50]". L'Espagnol Maria Aznar a pris l'initiative de ce lever de bouclier. Tony Blair, aligné sur les Etats - Unis est rejoint par trois autres gouvernements de la droite (Italie, Portugal, Norvège) et trois futurs membres de l'Union (la Pologne, la Tchéquie et la Hongrie) :  "Aujourd'hui, plus que jamais, le lien transatlantique est une garantie de notre liberté.... Dans le monde d'aujourd'hui, plus que jamais, il est vital que nous protégions cette unité et cette cohésion".

 

Le texte reprend l'analyse américaine[51] et redimensionne l'appartenance à l'Europe, puisque les huit dirigeants admettent le leadership exclusif des USA, assument leurs schémas de pensées et privilégient la prise en compte de leurs enjeux. L'occultation de la mouvance euro-méditerranéenne et de l'axe Nord-Sud conforte le choix atlantique, aux dépens de l'environnement immédiat et de la géopolitique régionale. Ce repli de la pensée géostratégique de la nouvelle Europe, son positionnement comme simple relais de l'ordre outre-Atlantique doivent susciter pour tout européen, un re-examen de ses schémas d'intégration et peut-être, une révision déchirante de ses convictions. Signalons d'autre part, que les nouveaux choix de l'Espagne, de l'Espagne et de l'Italie, désavouent le processus de Barcelone (1995), et freinent la construction de l'aire euro-méditerranéenne prometteuse, pour tous.

 

1er février 2003 : Même en Amérique, le front de la guerre se fissure. De nombreux analystes américains prennent leurs distances. John Mearsheimer et Stephen Walt estimèrent que cette "guerre est inutile" et recommandèrent le recours à la politique du «containment», pour circonscrire éventuellement la menace, fut-elle nucléaire[52] !  Signalons, dans le même ordre d'idées, les attitudes critiques du général Norman Schwzarkopf, le commandant du corps expéditionnaire américain, lors de la première guerre du Golfe et celle du général des marines Antony Zini, l'ancien commandant des forces américaines, au Proche-Orient[53].

 

6 février 2003 : Le discours du Secrétaire d'Etat américain Colin Powell, devant le Conseil de Sécurité, le 5 février, qui devait révéler les preuves d'existence d'armes destructives en Irak, a suscité un accueil mitigé. En dépit d'un effort pédagogique méritoire, les photos, les transparents,  les séquences filmées, les écoutes téléphoniques, mais aussi les reconstitutions, ne pouvaient confirmer ou infirmer l'existence de stocks dévastateurs d'agents chimiques et biologiques, ainsi que des vecteurs susceptibles de les disséminer. 

 

Ce discours de Colin Powell a été précédé, le jour même, par un appel du groupe Vilnus[54], approuvant préalablement ses analyses et affirmant les dispositions des signataires à participer à la coalition contre l'Irak. Cette initiative s'explique, par une volonté de repositionnement de ces états ex-communistes, candidats à l'Otan. Pour ces rescapés du communisme, les USA constituent un pôle attractif évident. Ils ont, par conséquent, privilégié, durant cette phase de mue existentielle et d'initiation aux affaires publiques, cet alignement prometteur, aux dépens de l'option européenne. 

 

7 février 2003 : Fait surprenant, Colin Powell a estimé qu'une attaque contre l'Irak "permettrait de remodeler la région, dans un sens positif, confortant les intérêts américains". Cette justification de la guerre, faisant valoir l'intervention dans les affaires intérieures transgresse les principes  onusiens et le Droit International.

 

10 février 2003 : Deux événements concomitants semblent ébranler l'ordre monopolaire :

1 - Les entretiens de Vladimir Poutine avec Gerhard Schröder et Jacques Chirac, le 8 février,  annoncent la création d'un axe Paris-Berlin, Moscou, hostile à la logique de guerre américaine.  Poutine estime, en effet, qu'une "action unilatérale serait une grande erreur", qui aurait comme conséquence " la fin de la coalition antiterroriste ... la complication du règlement du conflit israélo-palestinien, la radicalisation du monde musulman avec des conséquences imprévisibles sur les pays arabes ouverts aux valeurs démocratiques[55]".

- Le veto de la France, l'Allemagne et la Belgique, au sein de l'Otan, le 8 février, contre le soutien préventif à la Turquie, dans le cadre de la guerre contre l'Irak. Ce fut, d'après l'appréciation de certains observateurs, une «journée noire» pour l'organisation atlantique.

 

Ce qui atteste, outre la formulation d'une politique alternative à la guerre, le rejet du leadership américain. Est-ce que ces faits inaugurent une restructuration de l'ordre international et un re-équilibrage des rapports de forces ? Ne s'agit-il pas d'une simple prise en compte des intérêts concurrents des partenaires ? Les USA comptent, selon certains analystes, sur un changement du régime de l'Irak, pour intégrer, dans leur jeu, ses riches champs pétroliers. Une telle redistribution radicale des cartes assurerait une domination exclusive que la Russie, l'Allemagne et la France ne peuvent tolérer. Les intérêts bien compris rejoignent les considérations humanitaires, la défense de la paix, le respect de l'éthique. Il était temps. Parallèlement à cette fracture occidentale et de la fissure du front américano-russe, la guerre annoncée soumet à rude épreuve la politique d'élargissement de l'Europe et l'ordre sécuritaire atlantique.

 

11 février 2003 : Servant le clan de la guerre, la cassette attribuée à Ben Laden et diffusée par la chaîne al-Jazira, ce jour de l'Aïd, inscrit le différend entre l'Irak et les Etats-Unis, dans le cadre de la guerre de religions.  Elle constitue une manœuvre opportune pour justifier l'escalade. A qui profite-t-elle ?  Fidèle à son discours, le vrai ou le faux Ben Laden, condamne le régime laïc irakien. Ce qui dément incontestablement la thèse de collusion entre les terroristes du 11 septembre et l'Etat irakien.

 

14 février 2003 :  Réunion cruciale du Conseil de Sécurité de l'ONU. Le temps de la diplomatie serait terminée, d'après le gouvernement américain. Blix et al-Bradei affirmèrent que les experts n'avaient pas découvert d'armes biologiques, chimiques et atomiques,  reconnaissèrent l'amélioration de la coopération avec les autorités irakiennes et annoncèrent les programmes d'action qu'ils devaient développer, pour achever leurs tâches.  Mais la lecture des deux rapports devait susciter une division au sein du Conseil. Nous en sommes à la bouteille à moitié pleine et à moitié vide. En dépit du soutien inconditionnel de l'Angleterre et de l'Espagne, les  USA ne parvenaient pas à rallier à leur cause la majorité des membres du Conseil de Sécurité. Onze membres sur quinze demandaient une prolongation de la mission des inspecteurs. Le front du refus était formé par la France, l'Allemagne, la Russie et la Chine qui furent rejoints par la plupart des pays du Sud. Notons que ces assises annoncent l'émergence de l'Allemagne comme acteur important sur la scène internationale, après une longue ère d'éclipse. Les effets d'entraînement de sa décision sont incontestables. Elles ont permis d'engager certains partenaires plutôt hésitants. D'autre part, l'affirmation de l'hégémonie américaine a incité les puissances à affirmer leur souveraineté politique, à se repositionner, pour exprimer leur rejet de l'unilatéralisme. Il est, certes, prématuré de parler d'un «splendide isolement». Mais les instances internationales enregistrent un renversement de situations, des mutations importantes et peut-être une restructuration géopolitique. Peut-on parler d'un tournant de la géopolitique internationale que l'épreuve irakienne semble précipiter ? Et pourtant 133 000 hommes sont aujourd'hui sur pied de guerre, au Moyen-Orient !

 

15 février 2003 :  Journée de mobilisation populaire contre la guerre. Journée faste pour l'histoire de l'Humanité où les citoyens du monde reprennent l'initiative. En Allemagne et en France, les manifestants encourageaient leurs gouvernements à redoubler d'ardeur pour arrêter la guerre. Aux Etats-Unis, en Australie, en Espagne, en Italie et en Grande Bretagne, les manifestations d'envergure ont solennellement contesté le parti de la guerre, dans leurs pays respectifs. Acte de lucidité et de grand courage, les citoyens américains ont exprimé leur pleine solidarité avec le courant pacifiste internationale. Ce qui montre que tout américanisme est hors de propos. La solidarité devant l'épreuve doit plutôt rapprocher tous les hommes de bonne volonté.

 

16 février 2003La guerre est désormais programmée. Dans la présentation de son projet de loi de finances au Congrès, pour l'année 2004, le 5 février Secrétaire à la Défense, Donald Rumsfield a défini les nouvels enjeux militaires des USA[56]. La nouvelle vision, définie en tant que «nouvelle culture» des armées américaines, se propose d'effectuer des transformations essentielles, ayant pour objectif, outre la défense du territoire, l'engagement face à un conflit régional, impliquant «la volonté de l'emporter de façon décisive», «l'occupation du territoire et le changement de régime». Plus explicite, la présentation par le vice-ministre de la Défense, Douglas Feith, lors d'une déposition faite le 11 février devant le Sénat[57], des cinq objectifs des Etats-Unis pour l'Irak de l'après-guerre, suscite de grandes inquiétudes: " Les Etats-Unis aborderont leur programme d'après-guerre animée d'une double volonté : celle de rester et celle de partir", déclara ce responsable.  La préparation d'un Etat irakien a été confiée à  une équipe nouvellement créée. Les programmes qu'elle élabore seront exécutés par le chef du Commandement central des Etats-Unis, le général Tommy Franks. Est-ce que la recolonisation est désormais à l'ordre du jour ? Est-ce à dire qu'on compte re-actualiser le système anachronique des protectorats de triste mémoire ? Une telle option transgresse les principes fondateurs des USA et leurs références idéologiques et contredit leur discours libéral, qui exprime les aspirations du peuple américain.

 

19 février 2003 :  Est-ce que la conférence au sommet de la Ligue des Etats Arabes aura lieu, ou n'aurait-elle pas lieu ? Pouvait-on traiter la question irakienne, prendre position sur la question, alors que les troupes appelées à participer aux opérations  - «l'œil du cyclone» de la tempête - ont leurs bases, à l'intérieur de l'aire de solidarité arabe. La tenue d'une conférence des ministres des Affaires Etrangères, au Caire le 15 -16 février 2003 était un pari difficile à tenir. Exprimant un compromis laborieux, tout en recommandant aux Etats arabes de s'abstenir de tout soutien à l'intervention militaire[58], la motion adoptée  fut dénoncée par le Koweït, le mardi 17 février. On apprenait, le lendemain, que  la grande conférence au Sommet était renvoyée aux calendes. Pouvait-il en être autrement ? La réalité géopolitique arabe et les situations particulières, ne permettaient pas à tous les partenaires d'appliquer les résolutions collectives de la motion et de mettre sur pied des mécanismes de suivi. Il faut accorder, dans ce domaine, toute son importance au non-dit. La «sécurité collective arabe» est un vœux pieux. La grande épreuve des guerres du Golfe (1990-1991) a mis à nu la grande discorde.  Elle trace, pour longtemps, la nouvelle carte des alliances. Rien ne sera plus comme avant. La montée des périls ne changea pas fondamentalement la donne. La paralysie arabe est désormais inscrite dans les faits.  Au Moyen-Orient, seuls les Palestiniens se tiennent debouts, au milieu de la tempête.

 

22 février 2003 : L'armée US est prête à frapper. Donald Rumsfeld, déclara, jeudi 20 février que "si le président prend la décision d'attaquer l'Irak, l'armée est prête, suffisamment préparée" et "qu'elle dispose des moyens et de la stratégie pour le faire[59]". Près de 200.000 hommes sont déjà à pied d'œuvre. Ils s'entraînent, depuis des mois, dans les pays voisins du Golfe. A la veille de cette nouvelle guerre, il serait opportun, de dresser une carte géopolitique de la région, définissant les différents pôles du réseau d'alliance et explicitant les niveaux d'engagement. Mais tous les pays arabes subiront les effets tragiques de cette guerre. 

 

26 février 2003 : Le discours du Président Bush, aujourd'hui  redéfinit les objectifs de la guerre américaine contre l'Irak[60]. Au delà de la prévention contre une «menace» irakienne, la guerre aurait comme objectif de changer le régime irakien et de remodeler le Moyen-Orient, selon les desiderata, c'est-à-dire les intérêts américains dans la région. L'intervention militaire américaine devait assurer, selon les affirmations du Président Bush, l'émergence d'un «Irak libre», et l'ériger en «exemple pour les autres nations de la région». Le mirage démocratique et à fortiori sa contagion vertueuse constituait l'habillage idéologique de l'opération. L'évocation de la «vision d'avenir», relative à la solution de la question palestinienne s'inscrit dans cette approche. Le précédent de la première guerre du Golfe redimensionne cette déclaration d'intentions, évoquée rituellement dans certains contextes et démentis par les faits. La Pax Americana devait, par contre, conforter la politique de Sharon, dans le cadre de la construction organique de l'alliance que le discours officiel occulte. Fait évident, la nouvelle donne transgresse bel et bien la résolution 1441 et lui assigne de  nouvels objectifs, mettant la communauté internationale devant le fait accompli. Cette redéfinition des mécanismes de fonctionnement de la gouvernance mondiale explique l'inquiétude des partenaires.

 

2 mars 2003 : La réunion au sommet de la Ligue des Etats Arabes, (Charme el-Cheikh, 1er mars) devait permettre de construire un compromis diplomatique honorable, dépassant le désaccord central entre les différentes mouvances. Concession importante dans l'approche des principes régissant la sécurité collective, le Sommet abandonne la clause de la résolution de la conférence du Caire, condamnant l'appui logistique aux belligérants et se limite à la décision de non-participation à la guerre. «Le rejet absolu de toute agression contre l'Irak», exprimant un idealtype arabe consensuel, ne dispose néanmoins d'aucun mécanisme d'exécution, à l'exception  de l'envoi d'une délégation tripartite, chargée d'une mission de persuasion. L'évocation d'un projet de solution, prévoyant un changement de régime, sans guerre, par le départ volontaire des autorités de Bagdad, annoncé et défendu par des journaux officiels égyptiens[61] et présenté par l'Etat des Emirats Arabes, avec la bénédiction, semble-t-il, de l'ensemble des pays du Golfe, devait soumettre la conférence à rude épreuve. L'altercation verbale entre le chef d'Etat libyen et le prince héritier d'Arabie Saoudite s'inscrit dans ce contexte de tensions compréhensibles, fondées sur des divergences bien profondes. Le non-dit exprime des embarras réels et trace des lignes de démarcation sinon de fractures que l'épreuve irakienne souligne.

 

Perdant ses repères, le bateau arabe vogue, au grès de la tempête, résigné et fataliste devant les velléités d'interventions extérieures qui réduisent ses marges de liberté. Soucieux de sauvegarder l'ordre régional arabe, Riad propose une charte de reformes du monde arabe, afin  d'assurer «la valorisation de la participation à la vie politique» et «l'épanouissement des capacités arabes». Conscients du décalage  entre l'aire arabe et le monde développé, le projet du prince Abdallah fait valoir la nécessité d'opter pour une politique de réformes, fondée sur la dynamique intérieure, assurant une meilleure intégration dans l'économie mondialisée. Ce qui implique, entre autres, «un développement soutenu», permettant «d'intégrer de manière objective et réaliste, la myriade des nouveaux changements survenus[62]». Riposte conjoncturelle aux projets exogènes ou prise conscience salutaire de l'état du monde arabe, cette volonté de réformes ne nécessitait pas, comme condition Sine Qua None l'adoption d'une politique collective. Certains pays arabes, minoritaires, il est vrai, ont pris résolument la voie du changement pour assurer les conditions d'une renaissance intellectuelle, sociale et économique. Ce qui explique le développement différentiel du monde arabe, l'existence de «pôles d'excellence» et de «môles de résistance», prompts à combattre, par le biais d'émissions satellitaires rétrogrades «les exceptions» heureuses?  Peut-être faudrait-il davantage encourager la concertation pour l'édification d'un avenir meilleur, par la conjugaison des ressources financières et des capacités intellectuelles de l'ensemble de l'aire ? Mais il faudrait auparavant assainir l'atmosphère intellectuelle, condamner les inquisiteurs de la fausse morale, bannir les relectures archaïques des références d'autorité, mettre le progrès à l'ordre du jour. Nous n'en sommes pas là, hélas. Mais le projet sociétal de Riad devait suscitait de larges réflexion, pour l'enrichir, le préciser, définir ses principes de base, identifier ses voies de réalisations, en libérant au préalable la pensée arabe de la pesanteur traditionnelle qui la paralyse. Cela nécessite, par conséquent, un réexamen sérieux et une révision globale. Mais l'analyste averti doit remarquer la vigueur d'une certaine école passéiste, qui combat toutes velléités de promotion.

 

6 mars 2003 :  Anticipant les rapports des inspecteurs, le Président Bush déclare aujourd'hui : “Nous sommes dans la dernière phase de la diplomatie ... S'il nous faut agir, nous agirons. Et nous n'avons pas besoin de l'approbation des Nations Unies, pour le faire...”. Si la guerre est nécessaire, elle aura pour objectif «le désarmement qui signifie le changement de régime». Le message du pape qui a appelé la veille les dirigeants du monde à «un effort commun, pour éviter à l'humanité un autre conflit dramatique», n'a pas été pris en considération. .

 

8 mars 2003 : Hans Blix et Mohamed el-Baradei ont fait état, devant  le Conseil de Sécurité, ce vendredi 7 mars, d'une amélioration de la coopération en matière de désarment. Mais leurs diagnostics défavorables ne semblait pas intéresser les va-t-en guerre. Washington, Londres et Madrid annoncent qu'elles soumettent un ultimatum contre Bagdad, fixant aux Irakiens, comme ultime délai, la date du 17 mars. N'aurait-il pas été préférable de privilégier la stratégie diplomatique pour faire valoir les résolutions de l'ONU ?

 

10 mars 2003 : L'ouverture de sept percées, dans la clôture de la frontière irako-koweitienne, placée sous surveillance des troupes de l'ONU, depuis 1991, annonce vraisemblablement l'intervention militaire américaine, confirmée d'ailleurs par une intensification des bombardements, dans les zones d'exclusion aérienne. La guerre commence ainsi avant d'être déclarée.

 

Bagdad l'illustre, la cité des mille et une nuits, la capitale des Abbassides (VIIIe-XIIIe siècles), lors de l'âge d'or de la civilisation arabo-musulmane, le siège de Bait-al-Hikma (l'académie de la sagesse) est désormais le point de mire des lignes de feux, de la civilisation postindustrielle. Comment admettre la destruction de ce riche patrimoine de l'humanité et l'effacement d'un lieu de mémoire prestigieux, qui façonna notre imaginaire collectif. Comment justifier, aux nouvelles générations, la destruction de tant de vies humaines, dans un monde qu'on croyait meilleur ?

 

La chute de Bagdad ne peut laisser personne indifférent. Enclenchée par la guerre irano-irakienne et l'invasion du Koweït, l'escalade militaire développe ses effets d'entraînement et élargit ses scènes de manœuvres. Comment arrêter ce cycles de violences, qui nourrissent les ressentiments et les rancœurs et battent en brèche la culture de la paix ? “Je m'inquiète donc je suis”, disait l'homme-citoyen. La destruction de la mémoire, l'occultation de l'histoire des civilisations, annoncent-elle l'ère de l'homme-clone, sans mémoire, sans conscience et sans projet ?   

 

Khalifa Chater

Etudes Internationales, n°86, 1/2003

Notes 

[41] - Voir le discours de Colin Powell, à la Fondation "Héritage", le 12 décembre 2002. Voir aussi le discours de Richard Haass, chef de la Direction de l'élaboration de la politique étrangère, au Département d'Etat, prononcé le 4 décembre, au Conseil des relations étrangères.

[42] - Rectification du tir ou dissipation d'un malentendu, l'entourage du chef d'Etat français a souligné qu'il n'y a pas d'éléments nouveau dans l'approche française de la crise irakienne.  (Paris, Reuters, 7 janvier).

[43]-  John Pilger, "la guerre secrète contre l'Irak", The Mirror, 19 décembre 2002.

[44]- Voir les dépêches des agences de presse. Citons les dépêches de l'Agence AP (Londres, 13 janvier) et de l'AFP (Paris, 14 janvier 2003).

[45] - En Turquie, même, 87 % des personnes interrogées sont opposés à une opération militaire en Irak. Ibid.

[46] - Cette Déclaration  adopté le mercredi 22 janvier 2003, à l'Elysée, place "l'amitié franco-allemande, au service d'une responsabilité commune pour l'Europe. Elle définit des mécanismes de concertation et de solidarité. Voir Le Monde du 23 janvier 2003, p. 2.

[47] - Déclaration du Secrétaire d'Etat américain, lors d'un briefing avec les journalistes, au Pentagone, mercredi 22 janvier 2003.

[48] - Déclaration lors d'une interview de la chaîne de télévision NBC du 26 janvier 2003. Voir aussi le quotidien américain Los Angeles Times du 25 janvier 2003.

[49] - Le Monde évoquera cette menace dans sa livraison du 29 janvier 2003, p. 2.

[50] - L'appel a été publié par le Wall Street Journal du 30 janvier et repris par plusieurs journaux européens dont le monde. Voir sa livraison datée du 31 janvier.

[51] - Ce texte évoque "la conjonction des armes de destruction massive (de l'Irak) et le terrorisme (de la Kaïda)". Ibid.

[52] - Voir l'article : " une guerre inutile", in Foreign Policy, dernière livraison. Voir son site "www.foreignpolicy.com" . Voir aussi le Monde du 29 janvier 2003.

[53] - Norman Scharkopf a exprimé son jugement in le Washington Post du 28 janvier. Antony Zini a analysé la tactique de l'administration américaine, in Newsweek. Voir le Monde du 31 janvier, paru le 30 janvier.

[54] - Cet appel du 5 février a été signé par la Lettonie, la Lituanie, l'Estonie, la Slovaquie, la Slovénie, la Bulgarie, la Roumanie, l'Albanie, la Croatie et la Macédoine. Voir le Monde daté du 7 février et parue le 6 février.

[55] - Voir sa conférence de presse, à Paris, le 8 février soir, à la chaîne 3. Voir le communiqué de l'agence AP, du même jour.

[56]- Cette approche est explicitée par l'hebdomadaire US News & World Rapport  du 10 février. Voir l'analyse de Jacques Isnard, "la «nouvelle culture» des armées américaines", in Le Monde du 14 février, p. 17.

[57] - Voir le Bulletin de Washington, Centre Américain de l'Information, 10-17 février 2003.

[58]- Voir les termes de la motion. Un extrait de cette motion a été publié par Al-Quds al-Arabi, du 18 février 2003, analyse de la presse du Caire, p. 8. Voir aussi l'éditorial de cet hebdomadaire, ibid., 20 février p. 19.

[59] - Déclaration sur la chaîne de télévision publique américaine et reproduite par les agences de presse.

[60] - Exposé présenté le 26 février 2003, à l'American Enterprise Institute, de Washington.

[61] - Voir les articles de Mokarrem Mohamed Ahmed et Ibrahim Nafaa, rédacteurs en chefs respectivement d'Al-Moussaouar et d'el-Ahram, parus le 26 février et cités par la revue de presse du journal el-Quds du 27 février 2003. Ibrahim Nafaa devait nuancer son approche en atrbuant cette proposion au Président français. Voir son éditorial du 28 février in el-Ahram ad-Dawli.  parus le 26 février.

[62] - Voir le texte de la proposition in Charque al-Awsat, du 2 mars 2003. Nous avons adopté la traduction de Mouna Naïm, in Le Monde  du 28 février, p. 2.

[63] - Voir le dossier "comment vivent et meurent les empires", in Marianne,  n°348-349, semaines du 22 déc. 2003 -4 janvier 2004, pp. 41 -  105.