Chronique d'une guerre annoncée 

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Professeur Khalifa Chater

vice-Président de l'AEI, Tunis.

 

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Avril - Juin 2005

 

Suite et fin

 

Faut-il poursuivre plus longtemps cette chronique de phases répétitives, d’une tragédie appelée à durer ? L’ère d’après-guerre n’a guère changé la donne puisque les affrontements se poursuivent, sans relâche et que le contexte ne s’y prête guère à une restauration de l’ordre sinon de la souveraineté. Limitons-nous à l’identification des principaux repères  de cette guerre globale, où les protagonistes semblent ne plus soucier de l’identité de leurs victimes. Ils tiennent davantage à marquer le paysage par l’empreinte de leurs opérations.

 

6 avril  2005  : Traduisant un équilibre instable, les élections irakiennes du 30 janvier ont pu aboutir difficilement au choix d’un Président de la République, le Kurde Djalal Talabani et d’un premier ministre chiite, chiite Ibrahim Djaafari, chef du parti islamiste de la Daoua,  Deux vice-présidents, le chiite Adel Abdoul Mahdi et le sunnite Ghazi al Iaouar, font partie du Conseil représentatif, pour satisfaire la complexité ethnico-religieuse. Mais le Premier ministre dispose de deux mois pour former son gouvernement. Ce qui diffère « la normalisation institutionnelle » tant attendu. Mais est-ce que le gouvernement Allaoui de transition est disposé à prendre acte de la nouvelle donne, pour garantir les chances d’une restauration progressive de la souveraineté nationale et peut-être créer les conditions d’un dépassement de la conjoncture ethnico-religieuse ? Est-ce que les autorités de tutelle, qui légitiment leur engagement en Irak, par leur discours démocratique sont disposés à discuter avec des partenaires portés par les élections, fussent-ils animés d’une volonté d’indépendance légitime ? 

20 avril  2005 : Les événements Madaen sont d’une gravité exceptionnelle. Des activistes sunnites ont pris, en otage, vendredi 15 avril, près de 150 habitants de cette ville à population mixte du « triangle de la mort », exigeant  l'exode de toute la communauté chiite locale. S’agit-il d’une péripétie d’une campagne d’enlèvements entre des tribus rivales, selon  les coutumes désuètes de la vie bédouine ?  Est-ce le retour à la less state Society (la société sans Etat) ou à la société des assabiya (alliances) et des guerres des sofs (clans tribaux) du mode segmentaire ? Une confirmation de cette hypothèse attesterait la fragilisation de l’Etat-nation, par la résurrection des mœurs d’un autre temps.  Est-ce que les forces de la coalition auraient « montée de toutes pièces », sinon exploiter des enlèvements tribaux, pour justifier une opération d’envergure de « pacification » de la ville ? Rien ne permet d’accréditer cette thèse. Nous pensons, par contre, que les événements qui ont eu lieu à Madaen relèveraient non de la tactique pragmatique, mais de la stratégie politique du long terme. Et, d’ailleurs, les démentis des différents acteurs et les accusations réciproques  semblent confirmer cette hypothèse. Ce passage à l’acte, dont on ignore les exécutants et les commanditaires attesterait l’existence d’une politique délibérée  de guerre civile ethnique, en vue d’un démembrement de l’Irak.  Il annoncerait un essai de mise en application d’un scénario d’épuration ethnique, dans le cadre d’une stratégie conséquente. La découverte, dans les eaux du tigre[1], d'une cinquantaine de corps, qui seraient ceux de personnes prises en otages cette semaine à Madaen non loin de la capitale irakienne  doit susciter une mobilisation générale pour assurer à la population son droit à la sécurité, en mettant en échec les dérives des différents acteurs qui parient sur une montée des périls...

28 avril 2005 : L'Irak enfin doté d'un gouvernement !  Un marchandage ethnique, finalisé trois mois après les élections générales, Il exprime un consensus conjoncturel entre les exclus de la dictature laïque de l’ère saddamienne, Dans quelle mesure est-ce que la composition du gouvernement traduit une souveraineté en formation, libérée des velléités d’interventions exogènes ? Est-ce que le pouvoir mis en place est en mesure de transgresser les « conseils » des partenaires, disposant de l’autorité effective sur le terrain ? Peut-il se libérer des pesanteurs des discours fondateurs des rassemblements religieux et/ou ethnique des formations qui ont  participé au processus électoral ? Comment peut-il faire valoir la volonté d’indépendance nationale et la concilier avec le programme séparatiste des Kurdes ? Pouvait-il réussir à ménager simultanément -arrangement peu commode sinon contre-nature - l’alliance organique et identitaire avec les frères chiites et l’accord postulat avec l’Establishment constitué par la coalition ? Cette fragilité - un léger mieux par rapport au vide institutionnel d’après-guerre - est mise en valeur par l’incapacité du gouvernement  à attribuer les portefeuilles décisifs, notamment ceux de la Défense et du Pétrole. D’autre part, l’exclusion des sunnites ne pouvait guère permettre de dépasser le contentieux et de reconstruire le consensus indispensable. Fait plus grave, comment serait-il possible de rétablir la sécurité, d’engager le dialogue avec tous les acteurs de la scène irakienne, en  faisant la différence, entre la résistance nationale et les dérives terroristes qui profitent de ce contexte tragique ?

12 mai 2005 : Peut-on poursuivre cette chronique d’une guerre qui prend les dimensions d’un feuilleton tragique : Ces tragédies quotidiennes qui   aggravent les conditions de vie de la population martyre, victime de tous les acteurs sur le terrain semblent lasser les médias occidentaux. Occupation/résistance, répression/terrorisme, quel cycle fatal ! Banalisés, les événements d’Irak requièrent moins les intérêts des grands organes de presse, quand ils ne sont pas tout simplement occultés. Et pourtant, l’éthique exige qu’il faut « penser chaque événement », ne pas perdre de vue  les morts d’hommes qu’il provoque, le contexte d’insécurité qu’il établit. Faut-il mettre sur le compte des pertes et profits cette privation de l’Irakien du Droit à la sécurité ? Pis encore à la vie. La question irakienne compromet l’équilibre bien instable instauré comme état de fait et comme compromis instable établi par une mise en dépendance. En attendant une conscientisation des acteurs sur la scène moyen-orientale, l’horizon reste fermé, sans horizon et sans perspective.

8 juin 2005 : Les agences de presse viennent de publier la comptabilité macabre de la guerre d’Irak : Plus de 1678 militaires américains, tués en opérations depuis le début de l’invasion de l’Irak, en mars 2003. Plus de 800 Irakiens et 88 soldats américains ont été tués dans les attentats, depuis la formation du gouvernement du chiite Ibrahim Jaafari, le 28 avril dernier[2].

Peut-on évaluer le nombre des victimes irakiennes de la guerre ? Des centaines de milliers au moins, sinon davantage. Un rapport établi par des chercheurs des universités Johns Hopkins et de Columbia, pour les Etats-Unis, et de l'université Al-Mustansiriya, à Bagdad avance un bilan approximatif : près de 100.000 morts, pour la plupart des femmes et des enfants, sont morts depuis mars 2003[3]. Les auteurs du rapport, reconnaissent avoir basé leurs données sur des projections d'une "précision limitée", étant donné les circonstances de l’enquête.

D’autre part, un rapport des Nations Unies estime que les Etats-Unis détiennent 6000 prisonniers, qui sont détenues en Irak sans avoir été jugés, au mépris de la législation internationale. D’ailleurs le secrétaire général de l'ONU Kofi Annan déclara, dans un rapport destiné au Conseil de sécurité que  "l'un des principaux défis en matière de droits de l'homme reste la détention des milliers de personnes sans procès[4]". "Malgré « la libération de certains détenus, leur nombre continue à croître. La détention prolongée sans accès à des avocats et des tribunaux est interdite par la loi internationale, y compris en cas d'état d'urgence", poursuit le rapport. Le nombre élevé des prisonniers permet d’avoir une idée de l’ampleur de l’antagonisme entre les troupes de la coalition et la population irakienne. Peut-on sous-estimer ce rejet évident de la part de larges secteurs de la population ?

14 juin 2005 :  "La liberté l'a, une fois encore, emporté et chacun en respire ce matin l'indispensable parfum", déclara Serge July[5] saluant la  libération de la journaliste française, Florence Aubenas et son « fixeur» (guide, chauffeur, interprète),  Hussein Hannoun Al-Saadi, le samedi 11 juin.  Le calvaire des deux otages a duré plus de plus de six mois. Faut-il s’attarder sur l’examen des circonstances de leur arrestation, détention et la libération ? Disons tout simplement que rien ne justifie des prises d’otages, des journalistes de surcroît ? Rien d’ailleurs ne justifie cette prise comme otage du peuple irakien, depuis l’accession du Baath au pouvoir jusqu’à nos jours ? Faut-il avancer l’idée que l’Irak est désormais pris en otage par ses richesses pétrolières, qui expliquent tous ses maux, puisqu’ils l’érigent en enjeu géopolitique ? Quand et comment pourra-t-il recouvrer sa liberté ? L’histoire n’a jamais rencontré des occupants pressés d’évacuer des territoires envahis.

r23 juin 2005 : Coparrainée par l'Union européenne et les Etats-Unis, une conférence a réuni  la communauté internationale,  au grand complet hier à Bruxelles, afin de soutenir  l'Irak dans ses efforts de stabilisation et de reconstruction[6]. Elle devait montrer aux Irakiens que le monde «ne les laisse pas tomber», selon l'expression du secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan. Est-ce à dire qu’on avait bel et bien dépassé la profonde fracture transatlantique, suscitée par l’intervention militaire irakienne et ses alliés ? Au mieux, pouvait-on parler d’un compromis, qui permettrait aux Etats européens, récalcitrants à la guerre, de ne pas sortir de scène et de ne pas s’exclure du Moyen-Orient. Pour les Etats-Unis, il s’agissait de refonder la légitimité d’une intervention unilatérale, sinon de trouver des associés pour sortir du guêpier irakien. L’engagement arabe signifiait qu’on souhaitait favoriser une sortie de crise. Mais les vœux pieux de la communauté internationale ne pouvaient être déterminants pour mettre fin au chaos, panser les blessures, restaurer la souveraineté et mettre en échec tous ceux qui exploitent la tragédie. Le Premier ministre irakien, Ibrahim al-Jaafari, a émis l'espoir de «parvenir à l'indépendance politique et économique et d'accroître la compétence des forces de sécurité [nationales] sans devenir un Etat sécuritaire». Mais est-ce que les conditions sont réunies pour permettre à son gouvernement de reprendre l’initiative et de se dégager de l’emprise étrangère. La mise en garde du ministre français des Affaires étrangères, Philippe Douste-Blazy contre «le risque d'un communautarisme, facteur de violences» et l’appel du communiqué final pour «intensifier les efforts pour impliquer toutes les parties renonçant à la violence dans le processus politique » montrent que la communauté internationale a identifié un diagnostic pertinent, destiné à reconstruire l’unité Nationale. Est-ce que les intervenants sur la scène irakienne et les outsiders sont disposés à prendre en compte ces recommandations en faveur d’un traitement de la crise, pouvant remettre en cause les avantages acquis ? Identification d’une nouvelle stratégie ? La communauté internationale, doit prendre le relais des troupes de la coalition et adopter un programme de reconstruction, à l’appui de la dynamique interne, restaurant la souveraineté de l’Irak et l’aidant à reprendre en charge ses ressources économiques et ses potentialités pétrolières.

26 juin 2005 : Retour à la lucidité, prise en compte de la gravité de la situation, maturation de la question, les « entrevues secrètes entre Américains et responsables de l'insurrection irakienne, révélées par le "Sunday Times[7]" montrent qu’une sortie de crise semble s’ébaucher. Quatre responsables américains ont "apparemment rencontré en tête à tête" les chefs de plusieurs groupes les 3 et 13 juin dernier dans une villa proche de Balad, à environ 25km au nord de Bagdad. Le "Sunday Times" affirme que l'un des Américains s'est présenté comme un représentant du Pentagone et s'est dit prêt à "trouver des moyens de faire cesser le bain de sang des deux côtés et à écouter les revendications et doléances". Il aurait également fait savoir que les résultats des discussions seraient relayés à ses supérieurs à Washington.

Cette information a été  confirmée aujourd’hui, par le secrétaire américain à la Défense Donald Rumsfeld[8]. La délégation américaine n’a, d’autre part, pas été offusquée par le communiqué final de la conférence, en faveur d’une implication des différents acteurs de la scène irakienne. Est-ce que ces amorces de pourparlers expliquent la déclaration de Condoleza Rice, à la dernière conférence de Bruxelles (22 juin),  où elle a évoqué « l'ouverture d’un nouveau chapitre ? Est-ce que cette initiative permettra de sortir du tunnel et d’ouvrir l’horizon ?

 

Conclusion : « Nouvel Irak », « Grand Moyen-Orient », nouvel axe régional formé par l’Iran, l’Irak et les Etats-Unis ? Bien des rêves ont été dissipés. Est-ce que "le nouvel Irak sera un pôle de stabilité dans la région[9]". Rien n’est moins sûr. Dans l’état actuel des choses, l’Irak est bel et bien le « ventre mou » de la région, puisqu’il constitue désormais  une aire de communautarisme, une zone d’anarchie et de chaos et, pis encore, un laboratoire de dérive terroriste. La « déconstruction positive » du régime du Baath - bien honni par le peuple, il est vrai - n’a pas permis «la reconstruction démocratique bienfaitrice», annoncée par la coalition. Pis encore, l’anarchie que la guerre a instaurée  explique, dans une large mesure, la montée de l’intégrisme et du terrorisme, conséquence directe  du choc des armes et des civilisations et des ressentiments instrumentalisés par ceux qui pêchent dans les eaux troubles. Prenons la juste mesure des effets dangereux de cette dérive et des forces d’entraînement qu’elle induit sur la scène arabe.

 

Cette guerre qui a aboli un régime totalitaire et inhumain, a, hélas, inauguré pour son peuple, l’ère de l’épreuve, de la dépendance et de la nécessité, en dépit de ses riches  ressources pétrolières. Il est désormais endetté, à la merci de l’aide européenne et/ou arabe. Comment restaurer l’Irak, re-créer l’Etat-nation, apaiser les passions, mettre en échec les risques de guerre civile ?  Comment dégager cet ancien pays laïc des pesanteurs communautaires, ethniques et passéiste et le re-inscrire l’Irak, dans le dynamique de progrès et de réformes ?  

 

Comment arrêter cette vietnamisation du «grand Moyen-Orient», remettre les pendules à l’heure, fermer courageusement « la parenthèse irakienne », pour assainir les relations internationales, faire valoir la coopération et la culture de la paix et - n’en déplaise à Huttington et ses partisans - le dialogue des cultures ? Pris en otage, le discours américain des libertés et de la souveraineté populaire doit se libérer des pesanteurs de la géopolitique de puissance et de ses effets sur le terrain. Des voies américaines courageuses se sont élevées, au sein même du Congrès, pour réclamer l’adoption d’un agenda de retrait des troupes américaines Comment mettre fin à ce drame d’un peuple et libérer la géopolitique de, cet «abcès de fixation» qui corrompt dangereusement les relations entre les peuples 

 

 « Il était une fois la guerre d’Irak !  Les nouvelles générations de politiciens, des analystes et des historiens seront mieux que nous, évaluer les effets néfastes de cette aventure guerrière et dégager ses enjeux véritables. Mais n’anticipons pas les conclusions de l’Histoire.

 

  Khalifa Chater

(30 juin 2005)


 

[1] - Déclaration du président irakien Djalal Talabani, Reuters, 20 avril 2005.

[2] - Voir La Presse de Tunisie, 8 juin 2005.

[3] - Voir l’analyse de Cambridge Solidarity with Iraq (CASI), en date du 30 octobre 2004,  in http://www.casi.org.uk/analysis/2004/msg00470.html. Cette évaluation est reproduite par Yahoo news (28 octobre  2004), citant une estimation publiée par  the British medical weekly The Lancet.

[4]  - Voir  le site http://www.lexpress.ch et Swissinfo.   

[5] - Editorial de Serge July, intitulé "Merci à vous", in Libération, du 13 juin.

[6] - Pour  les principaux points de la déclaration finale de la conférence de Bruxelles sur l'Irak, voir les dépêches des agences de presse et le site du journal Le Monde. 

[7] - Depêche AP du 26 juin 2005.

[8]  - Dépêche de l’agence AFP, 26 juin 2005.

[9] - Déclaration de  Condoleezza Rice à la conférence de Bruxelles (22 juin 2005)