Chronique d'une guerre annoncée 

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Professeur Khalifa Chater

vice-Président de l'AEI, Tunis.

 

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Octobre - Décembre 2004

 

Quo vadis america ? Où vas-tu Amérique et où va le monde en conséquences[1] ? Elu pour un deuxième mandat, le Président Bush doit nécessairement effectuer une révision de sa politique étrangère. Ses options stratégiques au Moyen-Orient ont été sérieusement mises à l'épreuve. Son traitement de l'après-guerre a confirmé les déboires d'un engagement quasi solitaire, en l'absence d'une légitimité internationale. Les difficultés sur le terrain irakien et l'absence d'horizon qui les aggrave, les nécessités de renouer, en conséquence, le dialogue avec la communauté internationale militent pour des changements progressifs des méthodes de traitement des affaires du Moyen-Orient, dans la mesure où l'option guerrière n'a pas suscité les résultats escomptés, que la «démocratisation» de l'Irak a échoué, que l'insécurité règne désormais, dans un Moyen-Orient fragilisé par une recrudescence de la résistance populaire et l'émergence et le développement de la dérive terroriste. L'échec évident du projet du «grand Moyen-Orient» atteste que l'Amérique doit re-équilibrer ses positions relatives à la question palestinienne - condition Sine qua None - pour se faire admettre comme partenaire stratégique.

 

7 octobre 2004 :

 

“Sachant ce que je sais maintenant - l'absence d'armes de destruction massive en Irak, la réalité d'un chaos sans espoir d'amélioration dans l'avenir prévisible - j'y aurais regardé à deux fois, avant d'approuver la guerre. Bien sûr Saddam est en prison, en attente de son procès, et c'est déjà un résultat remarquable. Mais à quel prix ? Avons-nous échangé la sombre réalité d'un régime despotique affaibli contre la perspective d'un chaos encore plus ensanglantant et la formation d'un sanctuaire terroriste ? ” (Dominique Moïsi[2], octobre 2004)

 

Acte courageux et retour à la lucidité, cet aveu de Dominique Moïsi, Directeur général de l'Institut Français des Relations Internationales (Ifri) qui reconnaît qu'il “a eu tort d'approuver la guerre en Irak” mérite d'être médité. De telles erreurs d'appréciation reposent cependant le problème de la responsabilité des things tanks qui ont conseillé sinon justifié  l'acte du politique,  l'entrée en guerre, dans ce cas. Autre conséquence de la guerre d'Irak, elle a remis en cause, dans une large mesure, les dérives de certains «nouveaux idéologues», qui ont cru devoir enterrer hâtivement le discours pro-tiers-mondiste de ceux qui ont soutenu la campagne de la décolonisation et ont engagé le combat solidaire pour la révision des termes d'échanges. Le «droit d'ingérence démocratique» rappelle tristement, hélas, «le discours de civilisation» qui a légitimé, la colonisation au XIXe siècle. Or, il faut se méfier des mots d'ordres réducteurs, des slogans à l'emporte -pièce et remettre un certain libéralisme de pacotille à l'épreuve des faits en relation avec les valeurs humanitaires et d'abord le droit à la vie, à la dignité, à l'équité entre les peuples et les nations, dans le cadre du respect scrupuleux de la souveraineté populaire et du droit à l'autodétermination. La défense des libertés fondamentales - quelle noble cause - doit s'inscrire nécessairement dans ce contexte humanitaire, généreux et solidaire, qu'un certain discours politiquement correct - minoritaire heureusement - occulte volontiers.  Pertinence du jugement populaire, les grandes manifestations en Europe et en Amérique contre la guerre d'Irak, ont exprimé courageusement ce grand attachement à la solidarité humaine et à la culture de la paix. Quelle leçon de sagesse et de lucidité !

 

18 octobre 2004 : L'encerclement par les Marines de Fallouja, jeudi 14 octobre, annonçait les premiers combats terrestres, dans cette ville martyre, depuis la bataille d'avril. Les négociations entre le gouvernement provisoire et les dignitaires de cette ville, furent interrompus, la semaine dernière. A la veille des élections américaines, l'assaut était  désormais à l'ordre du jour. Il eut lieu, dimanche 17 octobre, à la satisfaction des jusqu'au boutisses des deux bords. L'affrontement qui devait se prolonger pendant neuf heures, n'épargna ni les combattants ni les populations civiles, pilonnées d'autre part, par l'aviation, soutenant l'assaut des marines. Comment expliquer cette escalade ? Pis encore, comment expliquer l'attitude du gouvernement irakien de transition, qui a comme mission prioritaire le rétablissement de la paix ?

 

Peut-on évoquer comme justification injustifiable, le souci de redimensionner l'accord de désarment de la milice à Sadr City ? Le compromis obtenu dans le quartier chïte pouvait, aux yeux de certains, constituer un précédent fâcheux, défavorable au discours guerrier, alimenté par les obsessions sécuritaires. La demande américaine de renforts britanniques semblait, par contre, avoir essentiellement une dimension politique, pour confirmer publiquement l'alliance, dans un contexte électoral difficile.

 

18 octobre 2004 : Disparition, samedi 16 octobre, de Pierre Salinger, “vedette du journalisme international” et ancien porte-parole du président Kennedy. Il avait réussi, durant cette conjoncture difficile de la Pax Americana, à réconcilier l'opinion internationale, en présentant la facette humaniste et généreuse de son pays, ses journalistes et ses élites. Il fut - c'est le moins qu'on puisse dire - “contrarié par le système électoral américain” et résolut de quitter les Etats-Unis, à la suite des élections de l'an 2000, érigeant son exil en une protestation de principes.

 

27 octobre 2004 : La découverte dimanche 24 octobre d’un véritable charnier - 49 soldats irakiens exécutés - atteste que l'affrontement en  Irak atteint son paroxysme. Ces jeunes recrues, ont dû s'engager dans l'armée pour chercher un emploi, alors que le chômage sévissait dans le pays. Faut-il leur faire assumer la responsabilité de l'occupation du pays ? Peut-on les considérer comme des auxiliaires volontaires des troupes étrangères ? La «libération» de l'Irak  a condamné ses habitants au chômage et à l'insécurité. Qui se soucie de ces indigènes, condamnés pour une bouchée de pain à servir les intérêts de la coalition ? Sursaut humanitaire tardif, le premier ministre provisoire dénonce des «négligences majeures» de la coalition. Son refus inexplicable d'affronter la réalité et de faire valoir une solution pacifique, impliquant la nécessaire restauration de la souveraineté irakienne ne peut que perpétuer cette «pacification» meurtrière, prenant les habitants comme otage de l'armée de la coalition, de la résistance nationale et des mouvements de dérive terroristes que ce tragique contexte favorise. Il faut, en priorité, éteindre l'incendie et mettre hors du jeu tous ses ingrédients. 

 

30 octobre 2004 : L'apparition de Ben Laden, vendredi 29 octobre[3], à quatre jours des élections américaines remet à l'ordre du jour les obsessions sécuritaires américaines. Quel est le but de cette opération ? S'agit-il d'une manœuvre électorale, pour essayer de peser sur le choix des Américains ? A-t-elle comme objectif d'affirmer sa présence et de rappeler l'échec de la traque dont il a été l'objet ? La lecture du message montre que Ben Laden a présenté, selon ses vues, le contentieux du Moyen-Orient, tentant de s'ériger unilatéralement et autoritairement comme le leader de la oumma, prétention que le monde arabe conteste, à juste titre. Autre fait important, Ben Laden assume formellement sa responsabilité. dans les événements tragiques du 11 septembre 2001. A-t-il pris la juste mesure des effets néfastes de cet acte de terrorisme caractérisé. Nous avons déploré, à temps, la mort de ces victimes innocentes, fauchées alors qu'elles vaquaient à leurs affaires. Ben Laden a, d'autre part, été l'allié objectif de ceux qui veulent culpabiliser les populations arabes et musulmanes, afin de délégitimer leurs justes causes. Il a servi le prétexte  à l'interventionnisme américain, au Moyen-Orient, qui a mis à feu et à sang l'Irak, conforté le terrorisme israélien en Palestine et bouleversé, pour longtemps, le paysage arabe. Le soi-disant serviteur de l'Islam a transgressé les principes de l'humanisme musulman, qui consacre la reconnaissance des droits de l'autre comme un devoir et non une simple tolérance.

 

Il ne faut permettre à personne de dénaturer l'éthique de la civilisation arabo-musulmane, en faisant valoir des dérives.  Par contre, ceux qui prêchent «le choc des civilisations» et optent pour l'affrontement pour l'appliquer sur le terrain, transgressent leur référentiel originel et remettent en cause leurs principes fondateurs. Il faut que l'Humanité se ressaisisse et retrouve son itinéraire de liberté, de paix et de solidarité. Est-ce que les prochaines élections américaines vont lui permettre de renaître, en révisant le discours pour corriger le tir et remettre les armes aux vestiaires. Une nouvelle approche - qu'elle soit celle d'un nouveau président ou d'une nouvelle législature revue et corrigée - c'est-à-dire enrichie par une appréciation significative des réalités moyen-orientales et internationales - peut faire renaître l'espérance.

 

2 novembre 2004 : Georges W. Bush est reconduit pour un deuxième mandat. Il fallait s'y attendre. Les observateurs internationaux prévoyaient l'élection de Kerry, mieux apprécié par l'opinion mondiale. Une analyse hâtive a surestimé la volonté américaine de changement, mettant en valeur l'ampleur de la contestation de l'intelligentsia. Or, Il aurait fallu tenir compte des options de base spécifiques de l'opinion américaine - un référentiel fondé sur la donne interne - et prendre la mesure du poids de l'Establishment (les pouvoirs établis, les grandes multinationales et les lobbies dominants) et du rôle des médias dans la formation de l'opinion.  L'élection américaine atteste, s'il en est encore besoin, que la direction actuelle - fut-elle confortée et dans une certaine mesure entachée par l'émergence des néo-conservateurs -, n'est pas un épiphénomène et qu'elle est la libre expression d'une volonté politique tacite ou explicite. L'Amérique a voté, en connaissance de cause, pour le président Bush  Georges W. Bush. Dont acte.

 

Est-ce à dire que toute possibilité de changement est exclue et que le Président Bush va poursuivre sa politique étrangère et confirmer ses options internationales ? Toute élection induit des changements car l'Establishment prend nécessairement le pouls des mutations de son opinion publique, après la dure épreuve de la campagne. Les dernières élections ont montré que la question irakienne et son traitement international ont constitué leur argumentaire essentiel et leur enjeu. Le Président Bush ne saurait sous-estimer l'ampleur de la contestation que ses options irakiennes ont suscitée, dessinant la plus importante ligne de démarcation du paysage politique américain. Il sait, que cette donne a toutes les chances de redéfinir, dans le moyen et long termes, les ressorts de la politique américaine, à l'instar de la vietnamisation qui constitue désormais le repère-avertissement à tout acteur politique américain.

 

8 novembre 2004 : Le feuilleton des attaques des commissariats de police continue. Au lendemain des attentats de Samarra (34 morts), Hadissa (200 km au Nord-Ouest de Bagdad) a été le théâtre de l'attaque la plus meurtrière. 21 policiers ont été capturés puis exécutés. Rien ne peut justifier l'assassinat d'agents de sûreté, dans l'exercice de leur fonction. Unique reproche, leur souci de travailler pour s'assurer une source de revenue, dans un pays où le chômage sévit.

 

Rejetant les solutions de la réconciliation, le gouvernement  provisoire dirigé par Iyadse  Allaoui décrète l'Etat d'urgence. Compte-t-il ainsi assurer les meilleures conditions de la «pacification» du pays par l'armée de coalition ? A moins qu'il ne songe faire taire l'opinion irakienne à la veille de la bataille de Fallouja, par les troupes américaines. Dans un tel contexte d'affrontements guerriers et de l'Etat d'urgence désormais décrété, les élections irakiennes semblent une gageure difficile à tenir. Quels crédits faut-il leur accorder dans ses conditions, alors que la souveraineté populaire est sous surveillance.

 

16 novembre 2004 : La bataille de Fallouja, engagée dès le 8 novembre par les troupes de la coalition, avec l'assentiment du gouvernement intérimaire irakien, se poursuit. Erigée en acte d'héroïsme, en opération promotionnelle, par le gouvernement "national", elle atteste la volonté de poursuivre "la pacification", tuer tous les récalcitrants, qui refusent de se soumettre à la Pax Americana. Faisant valoir une vision  schématique, les habitants de Fallouja sont dénoncés comme terroristes, agissant sous les ordres de l'intégriste Az-Zarkaoui. Ce discours semble essentiellement destiné à légitimer le siège de la ville, son bombardement massif et son occupation militaire. Dans cette guerre hors normes, l'armée tirait sur tout ce qui bouge, n'épargnant ni la population civile, ni les lieux du culte[4]. Dans cette guerre inégale, les troupes de la coalition étaient naturellement privilégiées. Les chiffres fantaisistes des victimes irakiennes - mille ou  deux mille tués, selon la comptabilité sommaire des officiers américains - donnent une idée de l'ampleur du désastre. Les séquences documentaires présentées par les télévisions condensent les nouveautés les plus barbares et les archaïsmes les plus inhumains. Attaques et réactions, de part et d'autres mais on doit reconnaître que les troupes de la coalition ou plutôt les divisions américaines qui constituent son noyau principal, ont pris l'initiative de cette descente aux enfers. Peut-on, dans ces tragiques conditions, célébrer cette victoire-carnage, aux dépens d'une population - otage ?

 

Du coté de la résistance, peut-on parler d'une participation essentielle des mouvements terroristes, qui ont trouvé l'occasion opportune, pour agir sur ce terrain des opérations ?  En fait, l'objectif de l'affrontement, à savoir l'arrestation du terroriste Zarkaoui, semblait oublié, perdue de vie, comme s'il ne s'agissait que d'un simple argumentaire, semblable au contentieux des introuvables armes massives. A-t-il fui, avant l'encerclement de Fallouja, après avoir animé sa résistance ?  Ce qui est certain, c'est que son rôle et celui de ses partisans extrémistes semble avoir été surestimé, peut-être à dessein. Autre fait d'évidence, Fallouja ne représente qu'une bataille d'une guerre qui s'annonce longue. Faut-il poursuivre ce feuilleton de tragédies irakiennes et favoriser ainsi le développement des mouvements de dérive ?

 

La démission de Collin Powell, qui a été rendue publique hier,  atteste sa volonté de se dégager de la politique guerrière. Trop tard. Collin Powell a été impliqué dans cette guerre qu'il ne semblait pas approuver. Il a défendu les thèses bien contestables justifiant l'invasion. Il a, sans doute, tenté d'être un élément modérateur. Vainement. Sans s'aligner sur les options des faucons, la colombe a bien laissé des plumes, en continuant à servir une politique qu'elle semblait désapprouver.  En d'autres temps, lors de la première guerre du Golfe, le ministre français  de la Défense a préféré présenter sa démission, pour être en conformité avec ses vues.

 

23 novembre  2OO4 : La conférence de Charm ech-Cheikh (22-23 novembre) s’est tenu dans le pire des contextes. L’invasion de  Fallouja, après son pilonnage par l’aviation de la coalition et son bombardement massif n’était guère propice à l’engagement d’un processus de négociation, sinon d’une réconciliation. Le témoignage du correspondant de l'Agence France-Presse, Fares Dlimi qui a passé six jours au cœur de la bataille et vécu les horreurs de la ville martyre nous permet de saisir l’ampleur de la tragédie :

 

« Les tanks et l'artillerie tirent sur toutes les habitations et il faut sauter d'une maison à l'autre… Il n'y a pas une maison qui ait été épargnée. Toutes les chaussées sont criblées d'ornières par les bombes…. Je cours comme un fou. Des cadavres jonchent la chaussée et d'autres, blessés, gémissent et implorent en vain des secours, mais personne ne peut les aider…Je vois des chiens et des chats qui dévorent des cadavres dans la rue… Toute la nuit, j'entendais les pleurs et les gémissements des femmes. J'avais le sentiment que c'était le jour du jugement dernier[5] ».

 

Est-ce que le réalisme politique, c’est-à-dire la soumission, par résignation, peut expliquer ce sommeil de la conscience humaine. Les Irakiens se trouvent condamnés à subir leur sort funeste. Une telle attitude desservit les Américains eux-mêmes car la réussite guerrière en l’occurrence, c’est-à-dire le rapport entre le nombre des victimes entre les protagonistes, nous éloigne de la solution politique espérée. Est-ce que l’ère post-moderne signifie le retour aux lois de la jungle ? Que restait-il alors des slogans humanitaires de la guerre ?

 

25 novembre  2OO4 : La conférence internationale sur l'avenir politique de l'Irak de Charm el-Cheikh, qui a réuni 21 ministres des Affaires étrangères (les représentants des États-Unis, de l'Europe, du Japon, de la Chine, du monde arabe et des pays voisins de l'Irak) a conclu hâtivement ses travaux, en adoptant, à l’unanimité, une déclaration de consensus, qui traduit plutôt une volonté de compromis. Outre les vœux pieux qui sont d’usage courant dans une telle littérature politique (l’affirmation de la souveraineté, l’indépendance politique, l’intégrité territoriale et l’unité nationale, première clause), la déclaration fait valoir le rôle dirigeant des Nations Unies, accorde un intérêt prioritaire à l’organisation des élections en janvier 2005, assure le soutien et la non-intervention des pays voisins et condamne le terrorisme et l’usage excessif de la force.  Mais dans quelle mesure est-ce que la campagne militaire engagée contre la Sounna, pour annihiler l’opposition du fameux triangle de la résistance, ne met pas en échec le processus politique. Il aurait fallu créer les conditions d’une «paix de braves», entre la résistance et l’Establishment constitué par l’armée de la coalition et le gouvernement intérimaire ? On aurait du élargir les assises populaires de la consultation de Charm ech-Cheikh et des élections de janvier. Pouvait-on restaurer la souveraineté irakienne, en s’abstenant d’établir l’agenda de l’évacuation ? Autre préalable, la question palestinienne, otage du nouveau contexte de la privilégisation d’Israël. Le discours inaugural du ministre des affaires Étrangères égyptien, identifiant la solidarité organique entre les deux drames, n’a pas été pris en compte dans la déclaration finale. Il est de l’intérêt de tous, et entre autres, de la communauté internationale et des puissances, d’œuvrer pour un règlement équitable de la question. Autrement, l’échec, le désespoir et les ressentiments créeraient le meilleur terroir de la dérive. Mais le «pourrissement» de la question irakienne est susceptible de susciter un sursaut salutaire, une prise de conscience qui remettrait en cause l’idéologie dominante, dont les effets désastreux sont désormais évidents. «A mesure que nous approchons des élections, tous les efforts doivent être mis en œuvre pour inciter les différents mouvements irakiens à prendre part au processus de réconciliation nationale», a rappelé le Secrétaire général de l'ONU, Kofi Annan, Ce qui confirme le souhait de tous, de tourner la page de la confrontation pour rétablir la paix et la stabilité en Irak. Mais Charm ech-Cheikh n’a pas pu s'entendre sur le diagnostic et définir les mécanismes de sortie de crise, conformément à l’éthique onusienne. Mais la Déclaration finale n'explicite pas les vrais termes de l'accord de la Communauté internationale.  L'espoir n'est donc pas exclu.

 

Décembre 2004

L’invasion de Fallouja (novembre 2004), après son long encerclement, son pilonnage quasi quotidien par l’aviation de la coalition, puis son occupation après une guerre de rues et une poursuite acharnée de l’ensemble de ses habitants  montre que la guerre a pris une nouvelle tournure. Nous sommes bel et bien dans ce que la littérature coloniale appelle pudiquement la «pacification», c’est-à-dire l’organisation d’opérations policières d’envergure pour assujettir la population nationale (indigène selon la terminologie d’époque) et la soumettre aux autorités d’occupation. Dans ce combat inégal, la résistance subit nécessairement, dans le court tereme, des déboires tragiques et essuie des défaite. Mais n’oublions pas la tournure des événements lors des guerres d’indépendances. Vue sous ces termes, le cas de l’Irak ne peut échapper à la règle.

 

Autre question qui se pose, comment peut-on définir ce processus de domination, dans cette aire postcoloniale ? Vu les enjeux évidents de la guerre, on peut avancer le concept «de colonies réservoirs fournissant à la métropole des produits de base », le pétrole, en l’occurrence et peut-être même «de colonies stratégiques, de colonies inavouées, pour définir des territoires théoriquement indépendants, mais soumis, en fait, à une forte pression économique, directe ou indirecte, de la part d’une puissance dominante». Nous empruntons en le re-actualisant ces définitions de l’encyclopédie Universalis[6].

 

4 décembre 2004 : L’analyse des dépêches de presse montre que la ville de Mossoul, troisième ville du pays est désormais le nouveau foyer de l’insurrection. Des combats acharnés opposent ses résistants aux troupes américaines. Les agences de presse font état aujourd’hui d’une dizaine de victimes. L’assaut contre un poste de police d’Amil  à l’ouest de Bagdad (16 morts) et l’explosion d’une voiture piégée devant une mosquée chïte, à Azamieh, quartier sunnite de Bagdad (14 morts et 19 blessés) attestent, - dans ce macabre de feuilletons de la morts où les populations civiles ne sont pas épargnées alors que les policiers, autorités en service commandé, deviennent la cible privilégiée de certaines factions de la résistance – que la sécurité est loin d’être assurée, à la veille des élections annoncées.

 

12 décembre 2004 : Alors que le feuilleton de la «pacification» et de la résistance se poursuit – avec les tragédies personnelles, familiales et collectives qu’il fait subir – le projet du « grand Moyen-Orient » est mis à l’ordre du jour, par la réunion du « Forum de l’avenir » (Rabat, 11 décembre). La réunion des ministres des Affaires étrangères et des Finances d'une vingtaine de pays du Moyen-Orient et d'Afrique du Nord  et de leurs collègues du G8, avait pour objectif  de «promouvoir des réformes politiques, économiques et sociales dans les pays arabo-musulmans», selon une proposition formulée par le Président George W. Bush, début 2004 et revue et révisée lors de la réunion G8 (Sea Island, juin 2004). Pouvait-elle construire un partenariat «réel et pragmatique» entre les pays participants, selon les vœux du chef de la diplomatie marocaine, Mohamed Benaïssa. Colin Powell a évoqué, lors de la séance inaugurale, les vertus des «propositions» et des «changements selon le rythme de chaque pays et de chaque société». Est-ce à dire qu’il a dû « revoir ses ambitions à la baisse [7]? Nous pensons plutôt que les assises de Rabat ont adopté l’approche du sommet de la Ligue arabe de Tunis, en faisant valoir que «les réformes effectives et durables ne peuvent provenir que de l'intérieur des pays concernés» (discours d’ouverture de Colin Powell), Fait important, les participants ont insisté sur «l'impératif» que constitue un règlement du conflit israélo-palestinien. «Si on essaie de contourner cette exigence, on fait fausse route» a déclaré Michel Barnier, qui soutient le point de vue des pays arabes. «Nous sentons une espérance» a-t-il ajouté, à propos de la question irakienne. Se démarquant de la position américaine, il défend l’approche multilatérale : «2005 (sera), dit-il, peut-être l'année de la paix si Américains, Européens et l'ensemble des pays arabes agissent ensemble». Mais «la rénovation de la relation transatlantique» passe par la recherche commune de la paix au Proche-Orient[8]». Nous devons cependant remarquer que le «Moyen-Orient » se limite désormais à l’aire arabe, puisque le projet initial de son élargissement aux frontières du Pakistan et de l’Afghanistan  a été oublié dans les vestiaires, lors des assises de Rabat.

 

Ainsi engagé, le Forum de l’avenir semble privilégier la concertation, pour définir les enjeux et les défis du contexte moyen-oriental et international. Peut-il remettre à l’ordre du jour le processus d’Oslo, ne fut-ce que sous la dernière formulation de «la carte de route» et restaurer la souveraineté irakienne et assurer la renaissance de cet Etat martyr ? L’assainissement de l’atmosphère par le règlement des affaires palestinienne et irakienne – préoccupation essentielle de l’opinion arabe – peut contribuer à libérer l’aire  moyen-orientale de la pesanteur des traditions et des dangers des dérives, qui handicapent sérieusement la dynamique de progrès, de promotion et de développement. Comment faire valoir ce diagnostic aux partenaires du Forum d’avenir ?

 

16 décembre 2004 : L’accord commercial israélo-égyptien (Le Caire 14 décembre 2004) semble expliciter les objectifs et les enjeux du projet du «grand Moyen-Orient». Signé en présence du représentant américain au Commerce, Robert Zoellick, l’accord crée trois zones industrielles en Egypte, au Caire, à Alexandrie et à Port Saïd dont les produits, fabriqués par des entreprises israéliennes et égyptiennes, auront accès au marché US. Des zones du même genre ont déjà été crées en Jordanie, en coopération avec Israël et les Etats-Unis. «C'est un autre message de deux forces majeures du Proche-Orient en faveur  d'une coopération forte, avec le soutien des Etats-Unis ». La déclaration euphorique du ministre du Commerce et de  l'Industrie israélien Ehud Olmert, lors de la cérémonie de signature, occultait le contexte tragique du Moyen-Orient et la mise en échec de la normalisation par la poursuite de l’occupation et l’usage de la répression, au service de la  colonisation. Ce qui atteste que le partenariat implique, en tant que processus de coopération - le règlement des conflits et l’assainissement des relations entre les acteurs sur la scène moyen-orientale. Inscrit  dans un contexte de guerres, de tragédies et de ressentiments, l’accord de Zoellick ne peut s’ériger en modèle. La paix avec ses multiples dividendes et ses effets d’entraînement constitue, dans ces conditions, le meilleur  investissement.

 

Les avertissements et les mises en garde du gouvernement américain contre l’Iran et la Syrie[9] rappellent que l’ideltypus du«Grand Moyen-Orient» fait valoir volontiers  les rapports de forces et qu’il n’interdit pas le recours à la dissuasion entre ses nouveaux. Ils mettent à rude épreuve ses principes de base de coopération et d’attachement à la culture de la paix.

 

23 décembre 2004 : Comment expliquer les attaques-suicides le 19 décembre, qui ont fait plus de 60 morts et 130 blessés, dans les villes saintes de Nadjaf et de Kerbala ? Qui a intérêt à créer un climat de guerre civile – pis encore de guerre de religions ! – à la veille des élections irakiennes ? Quels sont les enjeux d’une telle stratégie de l’absurde ? Peut-on qualifier de tels actes de résistance ? Ne s’agit-il pas plutôt d’actes gratuits et périlleux pour tous ?

 

… Revers grave et sans précédent, l’attaque d’une base américaine à Mossoul, le 21 décembre, a été particulièrement meurtrière : 22 morts dont 18 américains et 72 blessés, en majorité des civils et des militaires américains. L’agglomération de Mossoul – près d’un million d’habitants – semble constituer désormais un important pôle de résistance, puisque les troupes de la coalition ne parviennent pas à assurer la sécurité dans leurs casernes. Rien de réjouissant dans ce cycle de violences, - dans ce binôme tragique « pacification»/résistance – alors que la communauté internationale se comporte en spectateur blasé, distant et distrait. Ultime espoir, à en croire Jean-Pierre Vernant, «l’aveuglement peut laisser place à la lucidité et parfois permettre d’y accéder[10]». Doit-on attendre que la situation pourrisse et qu’elle impose, dans la douleur, son compromis, alors qu’une paix de braves entre les différents partenaires peut épargner tant de vies ? Mais il faudrait auparavant que les apôtres de la guerre des civilisations – ils sont légions dans les deux camps - corrigent leurs visions autarciques et se situent dans le contexte-monde et puisent leurs valeurs de référence dans le riche patrimoine de l’humanité. La mondialisation de la mémoire condamnerait les dérives réductrices des pseudo-philosophes de l’exclusion. 

 

Khalifa Chater

27 décembre 2004


[1] - Voir l'article de Denis MacShane, "Laissons les obsessions au vestiaire", In Le Monde, 29 octobre 2004.

 [2] - The New York Times et J. A. l'intelligent, 2004. Voir  J.A. l'intelligent, n° 2282, 3-9 octobre 2004, p. 23.

[3] - Diffusée par la chaîne al-Jazira, la cassette de Ben Laden fut reprise par les autres chaînes internationales et américaines. Or Ben Laden n'est pas apparu sur les écrans d'al-Jazira depuis le 3 novembre 2001, au lendemain de la chute du régime des Talibans.

[4] - Filmée par un cameraman de la chaîne de télévision NBC, l'exécution d'un blessé, réfugié dans une mosquée de Fallouja, par les troupes américaines a suscité l'indignation générale. Cette soi-disant bavure atteste une grave transgression des normes. Confortant les sévices de la prison d'Abou Gharib, les faits dénoncés relèvent de la règle plutôt que de l'exception, confirmée par les punitions légères des tortionnaires d'Abou Gharib. 

[5]  - Fares Dlimet Sami Ketz « A Fallouja, six jours sous le déluge » in Libération, jeudi 18 novembre 2004.

[6] - Voir l’article de Jean Bruhat, «colonisation», Encyclopédie Universalis.

[7] - Commentaire de Noureddine Azouz « Forum de l’avenir et projet du Grand Moyen-Orient: Le grand test de Rabat », (Le Quotidien d'Oran 11/12/2004).

 

[8] - Nicolas Marmié, « Le conflit israélo-palestinien s'invite au premier «Forum de l'avenir» du monde arabe », AP, 11 décembre 2004 

[9]  - Voir, par exemple le discours du Président Bush, Washington, 15 décembre 2004.

[10] - Jean-Pierre Vernant, La traversée des frontières, Seuil, collection «la Librairie du XXIe siècle», Paris 2004.