Chronique d'une guerre annoncée 

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Professeur Khalifa Chater

vice-Président de l'AEI, Tunis.

 

2002

Juin 2002

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Juin 2002

Ces réflexions sont écrites au gré des circonstances, des lectures, des pérégrinations de l’esprit, en relation avec les événements au jour le jour. Une distanciation historique et l’ouverture des archives diplomatiques permettront leur mise à l’épreuve des temps, qui confirme ou corrige. Mais l’examen de la réalité immédiate permet une certaine lecture des grandes tendances qui semblent se dessiner sur la scène internationale.

 

Samedi 1 juin 2002  : Dans les œuvres de fiction, la disparition de l’ennemi russe, qui a pris le relais du méchant nazi, dépeuple l’imaginaire romanesque de la littérature des gares et des feuilletons TV. Utilisant et usant le nouveau filon exhibé par Samuel Huntington, Oriana Fallaci commet un pseudo-livre[1], pour mobiliser l’Occident pour faire face à une « croisade à l’envers ». En dépit d’un grand succès de librairie en Italie (800 000 exemplaires) et en France (une campagne de promotion exceptionnelle),  le réquisitoire de Fallaci “où le fantasme l’emporte sur la raison[2]” suscita un lever de bouclier salutaire de la part de l’intelligentsia. Bernard Levy y dénonça “l’inacceptable provocation” et s’insurgea contre les manœuvres “des incendiaires de l’esprit[3]”. Gilles Kepel décela, dans ce « brûlot », “le désarroi de la pensée et l’incapacité des intellectuels… une sorte de victoire pour les fanatiques, pour Oussama Bin Laden et consorts[4]”. Emergence de l’impensé, “la guerre des civilisations” fait désormais parties des nouveaux fantasmes qu’une analyse lucide doit d’urgence dissiper.

 

Samedi 8 juin 2002 : Fin de l’ère moderne, de la bi-polarité guerrière, du tiers-mondisme justicier, comment définir les temps nouveaux ? “La chute du mur de Berlin” en 1989 a semblé sonner le glas d’un siècle, marqué par l’ascension et la chute des totalitarismes nazi et fasciste, l’émergence et le déclin de l’entité géopolitique communiste, en Europe, mais aussi l’émergence de la dynamique d’émancipation des peuples et la discrétisation de l’impérialisme colonial. L’imprévu sinon le conjoncturel nous incite cependant à corriger notre vision, à remettre nos pendules à l’heure et à réaliser cette triste vérité que “le XXe siècle s’est éteint le 11 septembre 2001[5]”. Le mouvement annoncé et amorcé dès 1989, par l’établissement - fut-il symbolique mais combien réel ! – du mur Nord/Sud est pris en charge, conceptualisé, théorisé et idéologisé, à la faveur des attentats de New York, comble de l’horreur, que rien ne peut justifier…

 

Cette menace d’un genre nouveau - un réseau mondialisé et non un territoire, une organisation acéphale, en dépit d’une direction mythique, des « électrons libres » agissant vraisemblablement en concertation,  - montre l’ampleur du défi auquel est confronté la communauté internationale. L’après -11 septembre marque, de ce point de vue, le passage d’un monde à un autre, avec l’émergence d’un paradigme dominant et obsédant la lutte contre le terrorisme. Mais comment identifier « l’ennemi » ? Fallait-il culpabiliser toute l’aire d’appartenance des « fous idéologiques» marginaux et hors-la-loi, chez-eux ? Paradigme réducteur, comme tout paradigme d’ailleurs, la lutte contre le terrorisme doit être accompagnée et confortée, pour asseoir sa crédibilité, par le respect intransigeant des principes de droits et, bien entendu, la prise en ligne de compte des mouvements de libération nationale, tout en évitant les amalgames…

 

Samedi 15 juin 2002 : Une lecture tardive me rappelle un repère historique important, identifié par le poète et dramaturge israélien Ystzhak Lagor : L’après-Jenine[6].  Cette repression populaire marquera la mémoire historique, qui jugera les commanditaires, les acteurs et les complices. Le bloquage de l’enquête de l’ONU ne saurait occulter cette tragédie, commise de sang froid par un terrorisme d’Etat, qui signe et persiste.  En attendant l’épreuve palestinienne ne semble pas déranger outre mesure « les maîtres du monde ». Identifiée comme question subsidiaire, dans la stratégie mondiale de la croisade contre « l’axe du mal », la Palestine est abandonnée à son triste sort. La revanche coloniale israélienne a bénéficié d’un environnement international complaisant…. Il n’était plus question d’invoquer la défense des droits de l’homme, à fortiori le principe du droit d’ingérence … La communauté internationale institua, de fait, ce nouveau concept du respect différentiel des droits des peuples. Dont acte.  

 

Dimanche 23 juin 2002 : Annoncée et résumée par le journal Al-quds al-Arabi du 18 juin 2002, qui aurait puisé ses informations dans une dépêche du mouvement El-Kaïda, la déclaration de Souleiman Aboul-Ghaith, son porte-parole  vient d'être diffusée par la chaîne qatari al-Jazira. Funeste, anachronique, "la guerre des religions" est bel et bien à l'ordre du jour, de la nébuleuse intégriste. Desservant l'Islam, reniant son apport à la civilisation, occultant son message de paix, ignorant son ideal-type humaniste, rejetant sa dynamique de progrès, ce discours d'un autre temps fait valoir la problématique chère à Samuel Huntington du "choc des civilisations". Cette alliance objective des va-t-en-guerre, conforte les talibans occidentaux de tous bords, en quête d'un nouvel ennemi, pour assurer la pérennité des industries des guerres, après la soumission de l'empire eurocommuniste. "Le barbare est l'autre", avons-nous tendance à l'affirmer. Nous avons le devoir de démentir cette vision dichotomique de tous les partisans de la culture de la guerre et faire valoir le partenariat des hommes de bonne volonté, soucieux de concilier les humains, d'instaurer des climats de confiance, de traiter leurs conflits, de faire échec aux dérives et de condamner les velléités hégémoniques coloniales et/ou impériales et les dénis de justice qu'ils instituent.

 

Lundi 24 juin 2002 : Dans une déclaration, aujourd’hui, à la Maison Blanche, le Président Bush propose, de dessiner un itinéraire vers la paix au Proche-Orient. Nous ne pouvons que louer son adoption, dans le cadre d’une approche qui se veut globale, d’un plan de règlement, prévoyant une reconnaissance d’un Etat palestinien « crédible et viable » et le retrait d’Israël des territoires occupés. En dépit d’un ménagement diplomatique ou effectif d’Israël – Bush évite, par exemple, d’évoquer la nécessaire évacuation de la totalité des zones occupées – le plan Bush a le mérite de faire valoir des évidences, reconnues par la communauté internationale et de traiter le contentieux effectif relatif à la colonisation, la non-application des principes onusiens et des motions du Conseil de Sécurité. Mais cette construction de la paix fut malheureusement aliénée par sa demande de départ du Président Yasser Arafat – une velléité d’ingérence -, présentée comme condition Sine qua None. Ainsi formulée, la vision du Président Bush se démarque « des paix de braves » qui n’interviennent pas, par souci d’efficacité, dans le choix des partenaires. En effet, le traitement des grands dossiers internationaux implique de privilégier l’essentiel, c’est-à-dire créer les conditions du dialogue entre les protagonistes et mettre en valeur les principes onusiens. Le reste appartiendra à l’histoire qui aura tout son temps pour émettre ses jugements et identifier le partenaire Sharon ou Arafat, à encenser ou à condamner, sans tenir compte des états d’âme, des choix subjectifs, des manœuvres conjoncturelles.

 

Jeudi 27 juin 2002 :  Les conclusions du Sommet du G8 (G7+Russie) de Kananaskis au Canada révèlent les limites du consensus des grandes puissances industrielles, qui ont pour ambition de diriger le monde, sous le leadership incontestable des USA. Des observateurs empressés ont évoqué la mutation du G7, en Sainte Alliance[7], faisant valoir, outre l’intégration de la Russie à la nouvelle Union, l’adoption d’une stratégie de combat unilatérale, par les Etats nantis. Or, la déclaration du Sommet de Kananaskis atteste l’existence d’approches différentes, au sein de cette grande mouvance. Une ligne de démarcation idéologique et géopolitique sépare principalement les trois composantes du G8 : USA, Europe et Russie, en dépit d’une certaine convergence limitée à certains dossiers : Volonté de lutter contre le terrorisme, partenariat contre la prolifération des armes de destruction massive, action coopérative sur la sécurité de transport, engagement politique en faveur du Nepad, le Nouveau  partenariat pour le développement de l’Afrique, important soutien financier à la Russie etc. Par contre, la déclaration du G8 atteste que la majorité des partenaires se démarquèrent de la stratégie du Président Bush, refusant d’adopter sa remise en cause du Président Arafat. Ces correctifs du plan Bush et ce souci de ne pas privilégier Israël méritent d’être soulignés. Omission importante cependant, le G8 s’abstint de condamner l’occupation et le couvre-feu dans cinq grandes villes de Transjordanie et de dénoncer la Terreur d’Etat qui s’y exerce, en toute impunité internationale. Est-ce à dire que la civilisation de l’ère postmoderne est encore à la recherche de ses normes fondatrices ?

 

Samedi 30 juin 2002  : J’ai toujours pensé que Sharon pratiquait “la politique du pire”, aux dépens des Palestiniens mais aussi d’Israéliens. L’équation Sharon perpétuait, en effet, «l’état d’exception » d’Israël, - un Etat hors-normes - bloquait son intégration dans son environnement et condamnait  les Israéliens à l’insécurité permanente. Or, il est temps pour tous les peuples de la région de retrouver la paix et la quiétude d’une co-existence sereine désormais assumée. Comment expliquer alors la politique suivie par Sharon ? Une analyse pertinente d’Alexis Tadié identifie l’approche globale du chef du gouvernement israélien, met à nu sa stratégie et défint son ultime objectif : remettre en question l’évolution récente, annuler les effets d’Oslo , en vue de réaliser le « Grand Israël », du dessein sioniste : 

 

“Aucune folie dans le combat de Sharon contre Arafat, aucun règlement de comptes personnel, mais un plan lucide et maîtrisé qui vise, de son propre aveu, à achever la guerre de 1948. Sharon, s'appuyant sur la rhétorique de l'éradication du terrorisme, n'a pour l'instant qu'un seul objectif: I'écrasement d'Arafat (sanctionné par son emprisonnement, son expulsion ou sa mort), et la destruction de toutes les structures politiques mises en place, pour le meilleur et pour le pire, depuis les accords d'Oslo. Une fois cet objectif de guerre atteint, il ne lui restera aucun interlocuteur avec qui négocier. La situation tiendra en deux paramètres: une population palestinienne une nouvelle fois humiliée, sans représentation politique; des organisations extrémistes avec qui il ne serait pas question de discuter. La «guerre contre le terrorisme » pourra entrer dans sa phase final"[8].

 

L’intégration de la remise en question par Sharon de l’autorité palestinienne, dans la déclaration de Bush, relative au processus de paix risque d’instituer au Moyen-Orient « la guerre de religions », programmé par Sharon, en excluant de la scène palestinienne l’OLP, au profit des extrémistes[9]. Cette exclusion réfléchie des partenaires de la paix, en Palestine risquerait d’entraîner l’ensemble du Moyen-Orient dans une ère de convulsions imprévisibles. La prise en ligne de compte des effets attendus de ce scénario-catastrophe devrait inciter à plus de prudence, de la part de l’ensemble de la communauté internationale et d’abord des Américains, dont les intérêts dans cette aire géopolitique s’accommoderaient difficilement de cette montée des périls. Dans la nouvelle donne au Moyen-Orient, Israël cesse théoriquement d’être, l’allié exclusif, une sorte de « Porte-drapeau » des USA. Mais les analystes américains ne semblent pas encore avoir pris la juste mesure de la nouvelle carte géopolitique de la région: centres d’intérêts,  alliances, nouvelles lignes de démarcation et peut-être répartition des rôles, en conséquence. D’autre part, fait d’évidence, une humiliation des peuples du Machreq/Maghreb serait de lourde de conséquences pour tous.

 

Khalifa Chater

 

Etudes Internationales, n°83, 2/2002

 

Notes :

 

[1]- La rage et l’orgueil, Paris, Plon, 2002. Voir aussi les extraits du livre in Le Point,  n°1549, 24 mai 2002, pp. 58-67.

[2]  Philippe Grimbert, in Le Point, op. cit., p. 62

[3] - Voir ses “bloc-notes”, ibid., p. 130

[4] - Voir son article “Le brûlot d’Oriana Fallaci contre les fils d’Allah”, in le Monde du 30 mai 2002, p. 33.

[5] - Je souscrivant à ce diagnostic du romancier et chroniqueur Patrice Lelorain, Saccages, Editions du Rocher, Monaco, 2002, épitaphe, page de couverture

[6]  - Voir l’article d’Ystzhak Lagor, “L’après-Jenine”, in London Review Book. Nous avons eu connaissance de cet article, à l’occasion de sa republication, par Jeune-Afrique/l’Intelligent, n°2161 du 10-16 juin 2002, pp. 46-47. 

[7] - On a évoque la naissance d’une Sainte Alliance américano-russe à l’occasion de la rencontre Bush/potine, à Moscou, le 24 mai 2002. Ce rappel de la Sainte Alliance de triste mémoire qui a conduit la répression des mouvements d’émancipation, au profit des régimes absolus est significatif mais bien anachronique. Voir Le Monde du 27 mai 2002, p. 1.

[8] - Alexis Tadié, “Proche-Orient : une catastrophe programmée”, in Esprit, mai 2002, pp. 173-175. Voir particulièrement p. 173.

[9] - Jean Daniel affirme, dans son éditorial que “Bush a cédé sur Arafat, dont il ne veut plus parce que Sharon, pour des questions d’humeur n’en veut plus” (Le Nouvel Observateur n° 1964, 27 juin-3 juillet 2002, pp.26-27). L’analyse de Tadié nous paraît bien plus crédible car elle éclaire la portée stratégique d’une option réfléchie et dangereuse.