Chronique d'une guerre annoncée 

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Professeur Khalifa Chater

vice-Président de l'AEI, Tunis.

 

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Octobre - Décembre 2002

 

La guerre contre l'Irak ne semble pas imminente, mais le processus est enclenché.  Le recours à l'ONU,  annoncé par le discours du Président Bush, jeudi 12 septembre 2002, devant l'Assemblée générale de l'ONU atteste la volonté américaine de tenir compte des réticences de ses alliés. Concession conjoncturelle? Peut-être.  Cet acte fait valoir, cependant, les prérogatives du système onusien et semble atténuer, sinon  freiner les velléités de l'unilatéralisme. La communauté internationale est donc solennellement appelée à assumer ses responsabilités et à exercer pleinement ses prérogatives, pour faire valoir la culture de la paix et assurer les conditions de sa réalisation, fidèle à son discours fondateur.

 

 

2 octobre 2002 : L'ONU et l'Irak se sont mis d'accord mardi, 1er octobre, à Vienne, sur les modalités d'un retour des inspecteurs en désarmement en Irak. Mais Colin Powel, le Secrétaire d'Etat américain et Jack Straw, le ministre britannique des Affaires étrangères ont souligné que l'accord de Vienne devait être conforté par une résolution du Conseil de Sécurité, autorisant le recours à la force, en cas de désobéissance du régime irakien.  L'escalade reste donc à l'ordre du jour.

 

Le discours du Président Bush du 2 octobre, lors de sa réception des dirigeants du Congrès conjugue les deux demandes américaines antérieures : le désarmement de l'Irak et le changement de son régime. Inscrite, dans le cadre d'une ingérence "démocratique", l'intervention américaine néglige les effets d'entraînements de cette opération et les risques d'instabilité de la région. Mais, dans quelle mesure est-ce que la stratégie des Etats-Unis n'a pas pour objectif de modeler toute la région?  La nouvelle doctrine des Etats-Unis, qui vient d'être définie, dans le rapport intitulé "la stratégie nationale de sécurité", publié le 20 septembre 2002, explicite les enjeux d'une politique d'intervention de grande envergure[1]:

 

"Nous défendrons la paix en combattant les terroristes et les tyrans... Nous étendrons son rayon d'action en encourageant la création de sociétés libres et ouvertes sur tous les continents...

 

"Les Etats-Unis mettront à profit cette opportunité pour répandre à travers le monde les bienfaits de la liberté. Nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir pour apporter l'espoir de la démocratie, du développement, du marché libre et du libre échange aux quatre coins du monde.

 

"Aujourd'hui, l'humanité tient entre ses mains l'occasion d'assurer le triomphe de la liberté sur ses ennemis. Les Etats-Unis sont fiers de la responsabilité qui leur incombe de conduire cette importante mission" (George W. Bush, 17 septembre 2002[2]).

 

Simple habillage idéologique  ou nouvelle donne de la politique américaine ? Toutes les interventions militaires américaines se sont certes inscrites dans le cadre de discours de "croisades de la liberté", sensées les légitimer.  Mais la nouvelle doctrine stratégique fait valoir une logique d'intervention, tous azimuts.  Les critiques officieuse de certains régimes du Moyen-Orient - des alliés de surcroît - semblent annoncer d'éventuels remises en questions des équilibres géopolitiques de l'aire moyen-orientale. Sommes-nous en présence d'une nouvelle donne ? Je ne le crois pas. Il s'agit, vraisemblablement de rappels à l'ordre, pour garantir la sauvegarde d'un statu-quo ?  En d'autres temps et dans d'autres conditions, notre historien Ben Dhiaf a analysé les mécanismes du jeu subtil alliant la séduction et la menace. 

 

7 octobre 2002 : Dans le cadre de sa campagne, pour mobiliser l'opinion américaine et  convaincre le Congrès qui engage un débat en vue de l'adoption d'une résolution autorisant le recours à la force, le Président Bush exprima la "détermination de son pays d'assumer son rôle de dirigeant mondial, en vue de faire face ... à la menace grave qui pèse sur la paix". Aux Américains conscients, depuis la tragédie du 11 septembre, de la vulnérabilité de leur pays, Bush déclara qu'il "faut empêcher (Saddam Hussein) de menacer l'Amérique et le monde", avec des armes de destruction de destruction massive, y compris la bombe atomique. Cette stratégie préventive américaine surdimensionne, bien entendu, la puissance militaire irakienne - la quatrième armée du monde, selon le mythe propagé, lors de la guerre précédente - et rassemble, par un jeu d'amalgame, les ennemis de "l'axe du mal" et les hommes de la Kaïda.  Le Président américain évoque, à l'appui de son discours, l'éventualité d'une "alliance", qui pourrait inciter l'Irak "à fournir une arme biologique à un groupe terroriste ou à des individus terroristes et à "attaquer l'Amérique, sans laisser aucune empreinte". Il annonce que les Etats-Unis "conduiront, au nom de la paix, une coalition pour désarmer Saddam Hussein", s'il refuse de la faire. Souci de donner un gage aux sceptiques ou volonté de s'assurer une marge de manœuvre, le Président déclara que "la guerre n'est ni imminente, ni inévitable"? Certains analystes, qui estiment que la menace irakienne n'est pas formellement établie, remettent en cause la légitimité de la guerre préventive, "pour empêcher que ne se produisent des événements peut-être terribles, mais par nature incertains[3]".

 

Lundi 14 octobre 2002 : Les analystes sont préoccupés par les révélations du New York Times[4], annonçant que les Etats-Unis prévoient d'installer une administration militaire de l'Irak, au terme de la guerre. Le gouvernement américain évoque une occupation prolongée du pays, s'inspirant des différents «modèles historiques», dont celui du Japon, mais aussi celui de l'Allemagne, après leurs défaites, au cours de la seconde guerre mondiale[5]. Faut-il rappeler que les enjeux n'étaient pas de même nature et que le contexte historique a bien changé, depuis lors ? D'autre part, les capacités militaires de l'Irak, qu'on ne saurait comparer à celles de l'Allemagne hitlérienne et son allié le Japon, en 1940, ont été très affaiblies pendant la guerre du Golfe. "L'aviation irakienne est actuellement réduite à quelques Migs", d'après François Géré, Directeur de l'Institut diplomatie et défense de Paris[6]. Autre fait d'évidence, les mutations des Etats, ne peuvent être que les produits d'une dynamique interne, d'une auto-appréciation de la situation. D'ailleurs, comment peut-on, justifier, sinon légitimer, une telle occupation qui fait penser aux mécanismes et procédés du temps colonial ? D'autre part, ces solutions extrêmes ne peuvent qu'attiser les conflits, conforter les mouvements intégristes, encourager ceux qui pêchent, de part et d'autres, dans les eaux troubles, pour ressusciter l'ère des guerres de religions, de triste mémoire. La culture de la paix, l'éthique humaniste et les principes de la bonne gouvernance ne peuvent que privilégier la solution diplomatique.

 

Lundi 21 octobre 2002 : «Roulement de tambours», grandes manœuvres diplomatiques, envoi des troupes vers le théâtre des opérations, présentation d'un projet de résolution au Conseil de Sécurité, la la communauté internationale vit aux rythmes des préparatifs de la guerre contre l'Irak.  Le Président Bush qui a obtenu  le feu vert de la Chambre des Représentants et du Sénat, réunis successivement dans l'après-midi et le soir du 10 septembre semble décidé.  Est-ce que les consultations entre les membres permanents du Conseil de Sécurité sont susceptibles d'arrêter l'escalade, puisqu'elles remettent en cause «l'automaticité du recours à la force» ? Les réserves de Berlin, Paris, Moscou et Pékin montrent les limites du consensus et l'appréciation différentielle des enjeux. Le monde arabe est traumatisé par cette montée des périls.

 

Au fait, la guerre du Golfe ne s'est jamais arrêté. L'Irak a été, depuis lors, soumis à des bombardements réguliers, au nom du respect des «zones d'exclusion aérienne». Depuis un mois, les raids des avions américains et anglais se sont intensifiés dans le Nord et le Sud de l'Irak, contre les centres de commandements et de communication. Bassora a été l'objet d'un troisième raid, le 10 octobre, date de la discussion de la question irakienne au Congrès. Est-il nécessaire de conclure cette phase des hostilités par l'engagement d'une guerre globale ? 

 

3 novembre 2002 : Le parti de la Justice et du Développement (AKP), qui représente la mouvance islamiste, en Turquie, a remporté la victoire aux élections. Est-ce que les élections du 3 novembre annoncent une remise en question de la révolution d'Ataturk «laïque et républicaine» ? Laissée pour compte par l'Union Européenne et écartée de ses assises, en dépit de son engagement au sein de l'Otan, la Turquie prend conscience de son isolement en Occident,  pour non - appartenance à la communauté chrétienne. Un tel ostracisme ne peut que conforter les positions de repli identitaire et du nostalgisme passéiste. Le 11 septembre a rappelé que la Turquie était «hors normes», dans une construction géopolitique, désormais définie par sa dimension religieuse. Peut-être faudrait-il expliquer cette dérive électorale par une réaction conjoncturelle, une colère populaire expliquée par cette culpabilisation occidentale de l'ensemble de l'aire musulmane ? Nous prenons, par cet exemple, la juste mesure des effets néfastes de la fameuse théorie des chocs des civilisations. L'escalade alimente les malentendus, crée des tensions et renforce les extrémismes. Nous pensons, quant à nous, qu'un traitement équitable de la Turquie lui permettra de ressaisir et  de faire valoir le patrimoine moderniste de Mustapha Kamel, précieux legs civilisationnel. Par contre, le contexte de la guerre au Moyen-Orient ne peut que conforter les réactions de dérives.

 

8 novembre 2002 : Le Conseil de Sécurité a adopté à l'unanimité la résolution 1441, lui demandant de se conformer au régime de désarmement qui lui a été imposé par l'organisation. Le texte adopté a donné lieu à une véritable diplomatique, qui a duré près de deux mois, pour inciter les Etats-Unis à le nuancer et à l'amender afin d'exclure toute velléité de recours unilatéral à la guerre. Soutenue par la Russie, la France a réussi, à faire valoir son point de vue d'une "approche à deux temps". Le texte reste cependant sévère, dans la mesure où il a la teneur d'un véritable ultimatum, imposant à l'Irak le libre accès à tous les sites, lui fixant des delais de rigueur, pour annoncer son accord et fournir “une déclaration précise, actualisée et complète de tous les aspects de ses programmes de développement d'armes chimiques, biologiques et nucléaires, de missiles balistiques et d'autres rampes de lancement”. Est-ce que la communauté internationale peut ainsi éviter la guerre ? Dans un premier temps, les négociations des quinze ont permis de sauver le Conseil de Sécurité, en imposant la construction d'un consensus. Mais la consultation de l'Assemblée Générale aurait permis la participation de tous les membres à la recherche de la paix. Faudrait-il espérer, un jour, pouvoir généraliser l'application des mécanismes mis au point, en vue d'assurer que d'autres belligérants n'ont pas développé d'armes de destructions massives ?

 

12 novembre 2002 :  Valéry Giscard d'Estaing, Président de la Convention sur l'avenir de l'Europe, affirme que l'adhésion de la Turquie signifierait “la fin de l'Union Européenne”. Quelque jours plus tard, le pape Jean-Paul II recommande aux Européens de ne pas oublier dans leur future constitution “l'héritage religieux de l'Europe”. Triste rappel du Moyen-Age occidental, de ses guerres religieuses : croisades, inquisitions, schismes chrétiens. L'archaïsme remis au goût du jour ?  Comme conjurer cet ultime effet de la tragédie du 11 septembre, à savoir la défaite de l'esprit critique, la restauration des obsessions d'un passé qu'on croyait révolu, par les progrès de l'homme ? Le sens commun ne peut se résoudre à s'accommoder de cette vision dichotomique dans un monde-village, entretenant des relations-flux, couvrant tous les secteurs de la vie.

 

13 novembre 2002 : Signe de sagesse ou simple prise en compte des rapports de forces, l'Irak a annoncé qu'il acceptait la résolution 1441, du Conseil de Sécurité. Hélas, d'autres résolutions, spécialement celles relatives au règlement de la question du Moyen-Orient, sont restées lettres mortes, la communauté internationale ayant accepté de ménager le belligérant. Un rappel à l'ordre du Conseil de Sécurité consoliderait son crédit et renforcerait sa légitimité.

 

23 novembre 2002 : La rencontre Bush/Poutine à Saint-Pétersbourg, hier, s'inscrit dans le compromis de circonstances qui régit désormais les relations entre les Etats-Unis et la Russie. La Tchéchénie, la Palestine et dans une certaine mesure l'Irak doivent payer les fais de cette entente conjoncturelle. Utilisée avec habilité, le discours anti-terroriste intègre, par le processus de l'amalgame, des protagonistes qu'on peut difficilement accuser de complicité avec el-Kaïda. Mais est-ce que la Russie - fut-elle redimensionnée pendant cette ère post-guerre froide ! - peut s'accommoder du rôle bien modeste que lui assigne l'ordre américain ? Peut-elle voir d'un bon œil le déploiement des forces de l'Otan, dans la région balte qui faisait partie de l'aire du pacte de Varsovie, avant son autodissolution (7 juin 19990) ? La promesse du président Bush de sauvegarder les intérêts russes en Irak (contrats pétroliers, créances, partenariat commercial etc. ) ne peut donner pleine satisfaction à ses dirigeants. Un changement de statut de l'Irak précipiterait, à plus ou moins long terme, le repli de leur pays du Moyen-Orient et réduirait ses marges de manœuvres dans une région «chaude», suscitant les convoitises. Peut-elle accepter de se retirer de cette aire pétrolière et se résigner à limiter ses prérogatives et ses ambitions internationales ? L'entente des puissances, au cours de l'ère impérialiste, induite par la révolution industrielle a impliqué un partage colonial, par  consensus. Les pessimistes diraient que l'humanité est condamnée à subir les effets du cycle quasi immuable décolonisation/colonisation, en rapport avec les mutations des rapports de forces. Nous pensons, quant à nous, que l'éthique ne peut être définitivement occultée, dans la gestion des relations internationales.

 

7 décembre 2002 : La remise de la déclaration de Bagdad relative à l'état de son armement confirme sa volonté de coopérer avec les instances internationales. La présentation des excuses au peuple koweïtien annonce peut-être un assainissement des relations entre deux peuples frères. Peut-on espérer la fin d'un cauchemar ? Comment arrêter les mécanismes d'une guerre condamnée par de larges secteurs de l'opinion mondiale ? Comment arrêter l'embargo, qui soumet l'ensemble du peuple irakien à de rudes épreuves ? Comment rappeler à la communauté internationale l'ampleur de la tragédie palestinienne ?

 

Livre pertinent, l'œuvre du Sri Lankais Rohan Gunaratna[7] présente une analyse bien documentée sur le réseau d'AL-Qaeda. Il montre que la lutte contre cette force a besoin d'une vision stratégique. Je dirais que les pays musulmans doivent, pour contrer les dérives intégristes, identifier une nouvelle stratégie civilisationnelle et faire valeur la culture de la modernité, instaurant par leur humanisme et leur universalisme, les meilleures conditions de leur intégration solidaire, dans le monde. Que faut-il penser de cette conclusion de Rohan Gunaratna : “Si les Etats-Unis frappent l'Irak de manière unilatérale, le vainqueur sera AL-Qaeda” ?

 

Khalifa Chater

Etudes Internationales, n°85, 4/2002


 

[1]- Rapport intitulé The National Security Strategy of the United States of America, septembre 2002. Voir la traduction du rapport par Lise-Eliane Pommier, extraits publiés dans Le Monde du 24 septembre 2002.

[2] - Texte publié comme préface du rapport.

[3] - Voir Philippe Moreau Defarges, "Donner un sens à la guerre préventive", Le Monde, 7 septembre 2002.

[4] - Le New York Times, 11 octobre 2002.

[5] -  Le New York Times cite un discours prononcé le 5 octobre, par Zalmay Khalizad, Conseiller spécial du Président pour le monde arabe et l'Asie méridionale. Ibid.

[6] - Cité par Isabelle Lasserre, " Les scénarios d'une intervention contre Bagdad", in Le Figaro, 9 octobre 2002.

[7] - Rohan Gunaratna, AL-Qaeda, au cœur du premier réseau terroriste mondial, Paris. Editions Autrement, 2002.