La traite au XIXe siècle, d'après des sources tunisiennes*

revenir à la page d'accueil  

Professeur Khalifa Chater

 

 

 

L'étude de la traite transsaharienne au XIXe siècle est loin d'être aisée : Dans cette ère précoloniale qui se définit par l'ouverture à l'Europe et l'expansion commerciale qui ont dénaturé les circuits d'échanges traditionnels maghrébins[i], l'intérêt des chercheurs est, par la logique des choses, davantage porté vers l'étude des problèmes de dépendance et de mutations socio-politiques, en relation avec le développement des rapports avec les puissances. L'abondance de la documentation européenne (rapports des explorateurs, prospections des marchés) et l'accumulation de données quantitatives (activités des maisons commerciales métropolitaines, bilans des échanges, esquisses de mouvements de prix[1]) privilégient nécessairement l'étude des rapports avec l'Europe désormais à l'ordre du jour, depuis l'occupation de l'Egypte (1798 - 18O1), le congrès de Vienne (1815) et la colonisation d'Alger (1830), qui marquent des repères de l'instauration du nouvel ordre européen au Maghreb. L'émergence de ces nouveaux centres d'intérêts, les relations avec les nouveaux " décideurs " éclipsent les activités transsahariennes traditionnelles. La périphérie s'intéresse davantage à ses rapports avec les métropoles. Faut-il s'en étonner ?

 

L'étude de la traite paraissait vouée à l'échec : Economie "indigène" et difficile à dynamiser en fonction des échanges avec l'Europe, elle suscitait peu d'intérêts chez les prospecteurs étrangers... Activité peu contrôlable, sinon souterraine, elle échappait par ses débouchés méridionaux et périphériques aux percepteurs beylicaux omniprésents dans les ports et les marchés des principales villes. Installés dans la capitale, s'activant dans les couloirs du pouvoir, les historiographes tunisiens ne percevaient que la partie émergée de l'iceberg, les achats occasionnels d'esclaves, venus d'un lointain Far West. En dépit de ces difficultés, l'exploitation de certains documents historiques, de certains témoignages d'historiens tunisiens outsiders encourage un re-examen de l'étude de la traite tunisienne au XIXe siècle[ii].

 

I - Sources de l'étude :

 

a)- L'oeuvre d'un  lettré tunisien outsider Mohammed Ben Omar et-Tounsi (Tunis 1789 - Le Caire 1857) :Tunisien d'origine, installé au Caire dès son jeune âge, Mohammed Ben Omar et - Tounsi[iii] a effectué au début du XIXe siècle des séjours au Darfour et au  Ouaday (18O3 - 181O ?). De retour au Caire, il fut recruté comme imam du 8e régiment d'infanterie et participa en 1827 à l'expédition militaire égyptienne en Grèce. Intégré au sein de l'équipe de la nouvelle école de médecine d'Abou Zaabel, en tant que superviseur des traductions, Tounsi se lia d'amitié avec son directeur Docteur Perron. Il entreprit d'ailleurs sur ses conseils, de rédiger ses journaux de voyage africains :

- Voyage au Darfour ou l'aiguisement de l'esprit par le voyage au Soudan et parmi les arabes du centre de l'Afrique. Traduction D. Perron, première édition, Benjamin Duprat, Paris, 185O (Imprimerie lithographique). 2ème version, Paris 1855.

- Voyage au Ouaday. Traduction D. Perron, Paris 1851.

- Tashid el adhan bi seirit bilad el Arab was-soudane (texte original du voyage au Darfour) édition critique de M. Asakar et M. Mousad, Le Caire, 1965.

 

Les travaux de ce lettré tunisien en exil, de cet outsider, par rapport aux historiens connus de la Tunisie du XIXe siècle qui a eu le privilège de vivre longtemps au sein des sociétés du Darfour et du Ouaday, permettent beaucoup mieux que les impressions des explorateurs européens, d'appréhender le système de la traite, dans les centres de collectes d'esclaves et les circuits caravaniers et de décrire le vécu quotidien des sociétés africaines à esclaves. Apport supplémentaire et précieux, car unique en son genre, les œuvres de Tounsi nous révèlent la perception de l'esclavage, par un lettré tunisien, invité à se confier.

 

La parution récente d'un nouveau " Livre du Soudan" attribué à un auteur hypothétique Mohammed Ibn Ibn Zayn al-Abidine, n'enrichit guère notre connaissance de la question. Document apocryphe, version abrégée des livres de Tounsi ou simple adaptation de ses témoignages, vu les nombreuses similitudes (nom de l'auteur d'abord, zones explorées Darfour et Ouaday, centres d'intérêts similaires), le "Livre du Soudan " ne  présente pas, en la matière, d'apport scientifique  original[iv]. 

 

b) - L'enquête sur le terrain de Mohammed Ben Othman el-Hachaïchi : Participant, en 1896, à une expédition saharienne organisée par le marquis de Morès, afin d'ouvrir une voie de pénétration commerciale française vers l'Afrique noire, le lettré Mohammed Ben Othman el Hachaïchi (1855 - 1912) a effectué une véritable enquête sur le terrain pour étudier les voies transsahariennes et leur évolution[v]. Ayant consigné les renseignements réunis, il a enrichi la connaissance de la traite, en décrivant le rôle de la  diaspora guédamsienne et en révélant le détournement des voies traditionnelles par les commerçants tripolitains. Cet intérêt tardif pour le commerce transsaharien, dans le cadre d'une politique d'expansion française, permit à Mohammed Ben Othman el Hachaïchi d'analyser la situation, à partir des débouchés de Tripoli, Benghazi, Mourzouk et Ghat qui étaient alors les principales étapes de départ, après l'éclipse relative du carrefour de Ghédamés. Citons ses principales oeuvres :

- Mohammed Ben Otsmane (sic) el Hachaïchi, voyage au pays des Senoussia à travers la Tripolitaine et les pays Touareg, traduction V. Serres et M. Lasram, Paris, Augustin Challam éditeur, 19O3[vi].

- Mohammed Ben Othmane el Hachaïchi, Jala el - Karb an Trabouls el gharb , édition - critique de Mustapha Mousrati, Beyrouth, 1965.

 

c)- Le rapport de Tombouctaoui : Dans le cadre de la propagation de la doctrine wahhabite qui préconise un stricte retour aux sources de la foi et assimile le culte des saints aux pratiques païennes, le cheikh et-Tombouctaoui adresse un rapport au bey de Tunis Hammouda Pacha (1783-1814), pour lui demander d'abolir les pratiques animistes de la colonie noire de Tunis[vii]. Et-Tombouctaoui recensa, à cette occasion, les pratiques religieuses de la colonie noire et cita leurs déesses et leurs principaux autels dans ce rapport.

- Hetk es-sitr, amma aleihi soudan Tounis mina el-koufr (Dénonciation des pratiques païennes des noirs de Tunis), manuscrit de la Bibliothèque Nationale n° 1862.

 

d)- Les textes relatifs à l'abolition de la traite (1842-1846):

 

Ils ont été publiés dans le cadre des Annales d'Ahmed Ibn Abi Dhiaf, Ithaf ahl ezzaman bi akhbar moulouk tounis wa ahd al-aman , tome 4, Tunis, 1963.

 

II - La perception tunisienne de l'esclavage des noirs :

 

L'esclavage apparaît, dans les témoignages de ces lettrés, comme un fait ordinaire, c'est-à-dire conforme à l'usage. Le rapport de Tombouctaoui (1813) atteste l'existence d'une communauté solidement implantée, vaquant librement à ses pratiques religieuses. Le diwan de Tunis, c'est-à-dire le système animiste noir, qui y était établi de fait, comportait neuf diar(s) ou autels importants avec leurs déesses, leur clergé, leurs rites. Ces pratiques animistes, formellement rattachées à l'Islam par la vénération - récupération de Sidi Belal, compagnon noir du prophhète, étaient connues de tous aux dires du cheikh Tombouctaoui puisque la population servile, relativement nombreuse[viii], s'adonnait librement à ses cultes.

 

Evoquant les "soudanais" vivant en Tunisie vers 1897, El-Hachaïchi révèle la persistance de ces pratiques animistes, chez les anciens esclaves affranchis et les noirs venus en Tunisie après l'abolition de la traite[ix]. Tout en présentant la traite des noirs d'antan comme une activité commerciale qui ne l'offusquait pas et ne suscitait point ses commentaires, dans la gamme des marchandises qu'il évoque pêle-mêle : poudre d'or, esclaves, autruches, perroquets etc[x]...,El-Hachaïchi se borna à regretter le détournement ce commerce caravanier si lucratif vers Tripoli[xi] : Ne faut-il pas s'étonner de cette attitude reservée, près de cinquante ans après l'abolition de la traite en Tunisie. Fait éloquent, El-Hachaïchi attribua l'abolition de la traite aux puissances européennes et revéla, en termes quasi neutres, que "les Chaâmba(s) et les Guedamsia(s) continuaient à s'y adonner clandestinément, vendant des esclaves au Maroc, qu'ils gagnaient en suivant les frontières tunisiennes et algériennes et en traversant le Touat"[xii]. Activité ancestrale, lucrative de surcroit, la traite se maintenait, en dehors des circuits officiels. Elle semblait bénéficier de la tolérance, sinon de la bienveillance, des élites traditionnelles du pays qui l'ont longtemps considérée,  comme pratique légitime, consacrée par la loi islamique, c'est-à-dire la Chariaâ. Faut-il rappeler que l'abolition de la traite, acte essentiellement "diplomatique" n'avait guère suscité l'enthousiasme des oulema(s)[xiii].

 

Ayant effectué de longs séjours au Darfour et au Ouaday, où l'esclavage relevait d'une tradition bien établie et constituait un fait ordinaire de la vie quotidienne, le lettré tunisien Mohammed Tounsi s'intégra dans les sociétés africaines et mena la vie de leurs notables, en employant un certain nombre d'esclaves[xiv]. Estimait-il que cela  était dans la nature des choses ? Tounsi ne se hasardait pas à afficher de telles affirmations catégoriques. Peut-être était-il plus soucieux de ne pas choquer ses interloctueurs européens et d'abord son ami le docteur Perron, qui s'était érigé en maître d'oeuvre de la publication de ces "explorations" non-européennes.Une certaine inquiétude, sinon une mauvaise conscience, se manifestait, cependant, dans le discours de Tounsi qui se crut obligé de légitimiser par le recours au charaâ et à l'histoire sainte, la réduction des païens à l'esclavage à la suite de véritables expéditions militaires[xv]:

 

     "Notre loi sainte, dit-il, permet la vente et l'exportation des esclaves; mais à la condition expresse et absolue d'agir, en cela, avec le sentiment de la crainte de Dieu, sentiment qui doit être le motif inspirateur et le guide de toutes nos actions..."[xvi]

 

     "... Celui qui a acquis un esclave, femme ou homme, doit se conduire envers cet esclave, selon les principes de la justice et de la religion. Il doit se garder d'exiger de son esclave des travaux trop pénibles. Il doit le nourrir des aliments qu'il se prépare pour lui même et pour sa famille, le vêtir avec soin; car l'esclave est comme lui, créature de Dieu et le Saint Prophète nous a dit " Dieu vous a rendu les arbitres de ces peuples, mais rappelez-vous bien que si Dieu eût voulu, vous seriez leurs esclaves. En vue de Dieu, ayez pitié des faibles"[xvii].

 

Ce texte nous paraît fondamental, dans la mesure où il tente de répondre aux préoccupations des milieux éclairés européens hostiles à l'esclavage. L'intelligentsia musulmane est désormais sur la défensive. Pour se conformer à "l'esprit des temps" c'est-à-dire au discours libéral européen, elle soumet la question critique de l'esclavage à une nouvelle reflexion critique, tente de retrouver de nouvelles références et effectue un retour aux valeurs de l'Islam, qui ont seulement toleré ces pratiques ancestrales, tout en énonçant des règles rigoureuses afin de "moraliser", si possible, la pratique de l'esclavage.

 

L'esclavage, désormais remis en question, est l'objet de contraverses entre ouléma(s). Les modernistes esquissent un discours libéral, fondé sur une nouvelle lecture des textes de la chariaâ. Invité à justifier l'abolition de la traite pour répondre aux vœux de la Grande Bretagne, le bach-kateb-alim Ahmed Ben Dhiaf, redigea une véritable fetwa , ou consultation juridique fondée sur des arguments puisés dans les textes d'autorité de l'Islam[xviii]. Peut-on dire qu'il a réussi à convaincre l'Establishment  politico-religieux ?  Rien n'est moin sûr : Les notables tunisiens ont dû tout simplement se plier aux volontés d'Ahmed Bey (1837 - 1855). N'était-il pas significatif qu'ils avaient effectué, quelques années au paravant, un véritable lever de bouclier, pour protester contre l'incorporation de leurs esclaves au sein de l'armée nouvelle?  Conciliant, Mustapha Bey (1835 - 1837) dût alors se résigner à admettre leurs droits établis et à libérer leurs esclaves[xix] .

 

III - La traite transsaharienne et son évolution :

 

a) - La collecte des esclaves : Mohammed Tounsi décrit, dans ses voyages africains, le mode de collecte des esclaves dans les périphéries méridionales des pays musulmans du Sahel africain: Darfour, Ouaday, Baguirmi, Bournou[xx], etc... Chacun de ses états a dans ses régions méridionales " des peuples idolâtres où Majous  où les musulmans vont s'adonner à la chasse des esclaves[xxi], appelée pompeusement Ghazwa [xxii], à l'instar des premières guerres saintes, pour la propagation de la foi musulmane. En tant que simple " denrée commerciale", les esclaves sont définis et évalués selon leurs pays d'origine et leur valeur marchande. Tounsi distingue:

- Les Nouby (Sud du Sennar)

- Les Tourouj (Sud du Kordofal)

- Les Fertyt (Sud du Darfour)

- Les Djenakhera (Sud du Ouaday)

- Les Kirdy (Sud du Baghirmi et du Bournou)[xxiii].

 

Dans cette aire subsaharienne, où la traite constituait une activité économique ordinaire, les pays étaient hiérarchisés selon la qualité de leurs esclaves, qui constituaient vraisemblablement, encore au cours du XIXe siècle,  le principal article de vente :

 

     " Le Ouaday, bien qu'au quatrième rang, pour l'étendue, a plusieurs avantages qui le distinguent spécialement. Les esclaves y sont beaucoup plus belles qu'au Darfour, mieux dressées et plus attentives aux services domestiques. Mais les meilleurs esclaves de tout le Soudan central sont, sans contre dit, ceux de Baguirmeh. Leur douceur, leur docilité, leur bon cœur, leurs prévenances pour leurs maîtres, surtout chez les femmes esclaves, sont au-dessus de tout éloge..."[xxiv]

 

Evoquant les critères commerciaux des voyageurs maghrébins, qui s'adonnaient à la traite transsaharienne, à savoir les Guedamsiens et les Fezzanais, Tounsi relève leurs préférences pour les régions occidentales d'Afnau, le Noufeh et le Toumbouctou, qu'ils appelaient pays du Soudan. Par contre, le Bournou, le Ouaday et le Darfour, qui étaient appelés par leurs noms spécifiques, étaient nettement sous-estimés: " Ces contrées,  affirme Mohammed Tounsi, offraient trop peu d'avantages et de ressources commerciales, que les esclaves y étaient de qualité trop inférieure pour qu'elles fussent comptées au nombre des Etats du Soudan..."[xxv]. Observateur averti, Tounsi montre le souci des commerçants d'esclaves des régions de collecte de mettre en valeur leurs produits en les "acclimatant et en les habituant à la vie des Foriens"[xxvi]. Ces Mougueddek (s), qui avaient effectué un séjour, plus ou moins long d'adaptation, sont vendus bien plus chers que "les Foutyr c'est-à-dire ceux qui sont amenés depuis  peu de temps au Darfour"[xxvii]. 

 

Evoquant la traite, avec une objectivité déconcertante, qui montre qu'il a bel et bien adopté les moeurs de la région, Tounsi montre que l'expédition des esclaves vers l'Afrique du Nord constituait l'ultime menace pour les plus refractaires d'entre eux[xxviii].

 

b) - Les voies transsahariennes :Et d'ailleurs l'épreuve transsaharienne était réellement pèrilleuse : La plupart des esclaves succombaient au cours de la traversée:

 

" Pendant toute la durée du voyage, la crainte les agite et les tient continuellement en émoi. A cela s'ajoutent les fatigues excessives de la marche, les tourments de la chaleur et du froid dans les déserts. Ce sont autant pour eux des causes de maladies et de morts. Ils succombent par milliers..."[xxix].

 

Pour ces "jellabas", étymologiquement ces collecteurs, à savoir les négriers maghrébins, il s'agit d'un commerce à haut risque, vu le nombre fort élevé de pertes au cours de la traversée. Des couvois entiers périssaient au cours de certains voyages[xxx]. Tout en évoquant, du point de vue des négriers, les pertes subies, Tounsi relate, avec beaucoup d'affection, le sort tragique des esclaves : Cette charge émotionnelle du lettré tunisien mérite d'être soulignée, puisque notre voyageur maghrébin esquisse un timide rapprochement vers ces damnés de la terre qu'il s'est borné, jusqu'alors, à considerer comme simples articles d'échange.

 

Alors que Tounsi a effectué sa traversée saharienne, à partir de l'Egypte, en empruntant la voie orientale Darb el-arbaïn, l'intinéraire de quarante jours Foustate - Darfour[xxxi], Othmane el-Hachaïchi a étudié les principales voies transsahariennes, à partir des relais de Ghédamés, Mourzouk et Ghat " les portes du Soudan"[xxxii]. L'enquête, sur le terrain, de Hachaïchi a dégagé le rôle primordial que jouait Ghédamés qui reliait Tunis et, dans une moindre mesure Tripoli, à Tombouctou, Kano, Bournou et le Ouaday. Faisant valoir le rôle de la diaspora ghédamsienne, dans l'organisation de ces circuits caravaniers transsahariens, Hachaïchi traça les contours de l'aire de rayonnement de Ghédamés : Qu'il nous suffise de mentionner la répartition des commerçants ghédamsiens, dans les pays du Soudan [xxxiii]:

 

 Régions

Nombre de commerçants

 Régions

Nombre de commerçants

Tombouktou

6

Adamaoua

4

Région nigérienne: 

30

Tchad

2

- Zaria       3

 

Zender

6

- Kano     19

 

Damerghou

6

- Sokkoto  4

 

Kanem

2

 - Gobir     4

 

Ouaday

1

Total 30

 

Bled Noufi

3

 

Loin de se limiter à l'axe Nord-Sud, Ghédamés-Kano, la zone commerciale des Ghedamsiens couvre la région sahélienne[xxxiv]. Notons cependant que la zone du Darfour semblait, lors de l'enquête de Hachaïchi, réservée à l'activité des commerçants du Fezzane et de l'Egypte.

 

Les négociants ghédamsien étaient, d'autre part, installés dans les relais maghrébins du commerce transsahariens : deux à Mourzouk, vingt - quatre au Ghat et trente - sept à Tunis[xxxv] : Signe de mutations, ils s'adonnaient, à la fin du XIXe siècle, au commerce, essentiellement à partir de Tripoli et non de Ghédamés. Ils avaient d'ailleurs abandonné la traite, pour se consacrer à la vente de l'ivoire, des plumes d'autruche et du cuir[xxxvi] . Mais il y avait aussi des caravanes régulières :

 

Départs

Relais

Nombre caravanes par an

 

Ghédames ou Tripoli

 

Mourzouk- Bournou

2 ou 3 fois par an

Benghazi

Ouaday

 

une caravane par an [xxxvii] 

 

c) - Le déclin de la traite :Le déclin du commerce caravanier transsaharien s'expliquait, d'après Othmane Hachaïchi, par l'abolition de la traite en Tunisie (1842 - 1846) par le bey Ahmed, l'augmentation des taxes, sur les produits du commerce, sous le règne de ce bey et le détournement des caravanes de Ghédamés, partenaire commercial des Tunisiens vers Tripoli dont les négociants ont entrepris des activités commerciales transsahariennes, en s'associant à des Européens, qui leur avançaient les capitaux[xxxviii]. Intégré désormais à la politique d'expansion européenne, le commerce transsaharien s'adaptait à ses exigences et lui procurait les produits dont elle avait besoin. Il était alors fatal, dans ces conditions, que la traite disparaisse en Tunisie et survive, tant bien que mal, en Tripolitaine.

 

Le lettré tunisien révèle néanmoins que " les négociants de Ghédamés, les Chaambas, les Arabes de Ouergla, ainsi que quelques commerçants touaregs, amenaient des régions lointaines du Soudan de grandes quantités d'esclaves et les conduisaient de Tataouine à Tunis où il étaient achetés par des négociants algériens, marocains ou égyptiens[xxxix]". Est-ce à dire que le développement de la traite dépendait peu des conditions socio-économiques des régences de Tunis et de Tripoli, vu l'exiguïté de leurs marchés. On comprend alors aisément le déclin de la traite, à la suite de la colonisation française en Algérie qui abolit l'esclavage et freine le trafic des esclaves  noirs de la Régence de Tunis, désormais simple relais commercial, vers l'Algérie et le Maroc.

 

Vivement recommandée par les Puissances, l'abolition de la traite et de l'esclavage des noirs en Tunisie s'expliquait, d'ailleurs, par son déclin effectif. Ahmed Bey pouvait plus aisément interdire une activité marchande qui suscitait désormais peu d'intérêts tunisiens. Il lui suffisait de convaincre l'Establishment  religieux qui "légitimait" l'institution de l'esclavage des noirs et les notables qui acceptaient difficilement cette remise en question d'un privilège de droit et de fait. Mais la mesure qui les concernait était, plus symbolique et diplomatique, puisqu'ils pouvaient effectivement maintenir leur système de domination sur leurs anciens esclaves, condamnés à entretenir avec eux des rapports de clientèle. Activité condamnée, réduite à la clandestinité, séquelle d'un autre temps, c'est-à-dire d'un ordre commercial révolu, puisque les relations avec l'Europe étaient désormais prioritaires, la traite subsistait difficilement à la fin du XIXe siècle. Les Chaamba(s)et les Ghédamsiens étaient, d'ailleurs, réduits à suivre les frontières méridionales tunisiennes et algériennes, et le relais saharien du Touat,  pour ravitailler le Maroc[xl]. 

 

Conclusion : Peut-on dire que les sources utilisées, dans cette communication, permettent de renouveler la connaissance de la traite transsaharienne? Les écrits de Tounsi, Ben Dhiaf et Hachaïchi permettent de saisir la perception de la traite par les lettrés tunisiens, fussent-ils des réformateurs et d'avoir une idée sur une certaine "opinion publique", dans la Régence de Tunis[xli]. Or l'abolition de la traite et de l'esclavage n'y a suscité, jusqu'alors, aucun courant d'opinion favorable. A notre connaissance, aucune voix ne s'était levée, pour dénoncer la condition des esclaves et condamner de telles pratiques. Point de réprobation déclarée. Réformateur enthousiaste, le ministre Ben Dhiaf relata, en termes prudents et mesurés, les étapes de l'abolition (1842-1846)[xlii]. Il essaya d'ailleurs de justifier ces mesures, non par une condamnation absolue et de principe de l'esclavage, mais par une simple perturbation du système, presque un incident de parcours. L'esclavage était plutôt critiqué, par ses excès et  non sa nature et son essence, à savoir le mauvais comportement des habitants de la Régence qui " pour la plupart ne savent pas se conduire avec leurs esclaves, selon les principes du charaâ"[xliii]. Ben Dhiaf évoqua timidement, dans ces circonstances, les réformes d'Ahmed Bey, dans le cadre de l'attachement du prince " à la civilisation fondée sur la liberté". Tout en esquissant un nouveau langage, en se référant au discours libéral des réformateurs, Ben Dhiaf évoqua la controverse que cette mesure suscita, en faisant valoir les arguments de deux parties :

 

- Pitié, tendresse et exigences de la conjoncture politique, en faveur d'une mesure qui n'était pas, faisait-il remarquer, incompatible avec le charaâ.

- Perte des biens, conditions de vie désormais difficiles (sic) des propriétaires d'esclaves, attachement à certaines affirmations des ouléma (s), ( favorables à l'esclavage)[xliv].

 

Cette attitude compréhensive de Ben Dhiaf, vis-à-vis des défenseurs de la traite et de l'esclavage à "Jerba, chez la plupart des bédouins et les agriculteurs ... "[xlv]  montre les limites de sa pensée réformiste et libérale. Ces embarras et ces réserves montrent que les réformateurs étaient, d'abord et avant tout, des notables soucieux de préserver leurs privilèges et de sauvegarder leur statut social. Devant l'épreuve des fait, il se conduisent en "conservateurs", attachés à leurs intérêts.

 

Fait plus grave, les écrits du réformateur Tounsi (au début du XIXe  siècle) et du Cheikh Hachaïchi (vers 1897, c'est-à-dire près de cinquante ans, après l'abolition de la traite), attestent que l'esclavage bénéficiait, bel et bien, du consensus des ouléma(s) au XIXe siècle. En révélant ces sentiments d'indifférence, de réserve ou d'embarras, sinon d'hostilité, ces sources tunisiennes permettent de replacer la connaissance de la traite et de l'esclavage des noirs, dans ses justes perspectives.

 

En ce qui concerne la traite elle-même, les relations de voyage de Mohammed Tounsi qui constituent un apport précieux à la connaissance des modes et zones de collectes des esclaves, dans les régions périphériques méridionales des pays musulmans du Sahel africain, attestent l'existence incontestable de la traite saharienne au début du XIXe siècle. Elles suggèrent, néanmoins, que la traite des noirs était, dans une large mesure, un fait endogène, destiné essentiellement à l'usage des habitants des pays collecteurs, où l'esclavage faisait partie du mode de vie quotidien. Activité interne, dans l'aire soudanaise, régie par le rapport des forces entre les gouvernements musulmans et les communautés idolâtres périphériques, la traite intéressait de moins en moins, le commerce caravanier transsaharien. Son impact symbolique restait cependant très grand, puisque la vente des esclaves noirs aux jellaba(s) maghrébins constituait pour eux, aux dires de Tounsi, l'ultime menace d'un châtiment fatal, que les Foriens se plaisaient à rappeler[xlvi].

 

Tout en décrivant le rôle de la diaspora guedamsie, dans le commerce caravanier transsaharien, dont l'ère d'apogée était déjà lointaine, l'enquête sur le terrain de Hachaïchi a dégagé les causes immédiates et apparentes du déclin de la traite. Les écrits de Hachaïchi révèlent, d'ailleurs, sa méconnaissance des causes profondes et lointaines de ces mutations transsahariennes, à savoir les nouveaux circuits d'échange (Amérique, route des Indes), le détournement de l'or soudanais des pays méditerranéens par les Portugais, l'afflux des métaux précieux d'Amérique et surtout l'expansion commerciale de l'Europe et sa prise en charge directement du commerce avec le Maghreb et l'Afrique de l'Ouest, réduisant à néant ou presque, le rôle d'intermédiaires des commerçants transsahariens entre les pays subsahariens et les débouchés européens. Hachaïchi révèle néanmoins que les esclaves ne constituaient qu'un des produits, parmi tant d'autres, du commerce transsaharien qui se poursuivait bien après la disparition quasi totale de la traite.

 

Ne faudrait-il pas alors ramener le commerce transsaharien des esclaves noirs à ses justes proportions et relier davantage l'histoire du commerce caravanier entre le Maghreb et l'Afrique noirs, aux mutations commerciales liées à l'Europe et au déclin du rôle de l'or soudanais, qui représentait jusqu'au seizième siècle le principal produit vendu par les négociants transsahariens dans les débouchés méditerranéens[xlvii] ? En réalité l'histoire du commerce caravanier depuis lors n'était qu'une lente agonie que les facteurs régionaux ou locaux, telles l'abolition tunisienne de la traite ou l'augmentation de la fiscalité, n'ont fait que précipiter.

 

Mais les témoignages des hommes du terrain sur la traite restent d'un apport précieux, en dépit d'une certaine " myopie" bien compréhensible dans la mesure où ces contemporains se referaient à des faits ordinaires de leur vie quotidienne. Leur perception interne, fut - elle entachée d'un manque de "distanciation", reste néanmoins bien plus utile que les furtives impressions de relations des explorateurs étrangers.

 

Khalifa Chater

[xlviii]

 

(Mélanges André Martel, “Les Armes et la Toge”, Centre d’Histoire Militaire et d’Etudes de Défense Nationale de Montpellier, 1997, pp. 681-691)

 

 



* Le professeur André Martel eut le mérite de frayer une nouvelle voie, dans l'écriture de l'histoire tunisienne, en l'appréhendant, à partir de ses confins méridionaux, tout mettant en valeur, la dynamique interne et la trame des alliances et des affinités tribales, sur ce terrain. Voir Les confins saharo-tripolitains de la Tunisie (1881 -1911), 2 vol., Paris, 1965. Il me plaît de signaler ce changement de perspective, qu'il initia, par rapport à l'histoire moderne et contemporaine, perçue du point de vue de l'aire nord- méditerranéenne, dans le cadre de l'histoire des échelles. 

[i] - Voir Jean Ganiage, Les origines du protectorat français , en Tunisie, 1861 -1881, Paris, PUF, 1959. Voir aussi notre étude Dépendance et mutations précoloniales : la Régence de Tunis de 1815 à 1857. Publication de l'Université de Tunis, 1984.

[ii] - Nous entreprenons par cette recherche une re-actualisation de notre étude sur la traite fondée alors essentiellement sur les sources européennes. Voir notre étude Dépendance ..., op. cit.,  pp.137-15O.

[iii] - Pour la biographie de Tounsi, voir Jamel Eddine ech-Chayal, "Dr. Perron wach-chikhaane Mohammed Ayed Tantaoui et Mohammed Omar Tounsi, in Dirassat fit-tarikh al-islami, dar eth-thakafa, Beyrouth, 1964, pp. 181-189.

[iv] - Muhammad Ibn Ali Ibn Zayn al-Abidine, Le livre du Soudan , traduit du turc ottoman par M. Grisard et J.L.Bacque-Grammont. Paris, Société d'ethnographie, 1981.

[v] - Voir Lemjad Bouzid, El-Hachaïci wat-tijara es-Sahraouiya , Certificat d'aptitude à la recherche, soutenu à la Faculté des Lettres et sciences humaines de Tunis, sous notre direction, 1885. Notons que Jilani bel Hadj Yaya indique comme date de sa mort 1915. Voir Mohammed Ben Othman el Hachaïchi, Tarikh Jamii Ez-Zeitouna, INA, Tunis, 1974.      

[vi] -  Ce livre, écrit, à l'origine, en arabe, fut re-traduit du Français à la langue arabe, dans une publication récente, sous la direction de Mhamed Marzouki, Tunis, MTE, 1988.

[vii] - Document étudié par le professeur Rached Limam in Siyassat Hammouda Pacha 1782-1814, Edition de l'Université de Tunis, 198O. R. Limam se référait au manuscrit de la B.N. n°9464.   Notons que ce manuscrit a été depuis publié par Abdeljelil Temimi ( voir Les affinités culturelles entre la Tunisie, la Libye et l'Ouest de l'Afrique à l'époque moderne, 80 p., Publications de la Revue d'Histoire Maghrébine, Tunis, 1981).

[viii] - L'esclavage des noirs n'était pas aussi répandu que ne semblait l'attester le rapport de Tombouctaoui : Une colonie d'esclaves et d'affranchis noirs vivait à Tunis, chez les gens aisés et la famille beylicale. Partout ailleurs,  les colonies d'esclaves noirs étaient  plus ou moins nombreuses : esclaves de maisons dans les cités, cultivateurs dans les oasis, bergers chez les semi-nomades. En tout, quelques milliers d'esclaves.Voir notre étude, Dépendance..., op. cit., pp.146-15O).

[ix] - M. Ben Othman el-Hachaïchi, voyage au pays des Sénoussia... op. cit., pp. 227-231.

[x] - M. el Hachaïchi, Jala el Karb..., op. cit., p.116.

[xi] -  Ibid. ,  pp.117-118.

[xii] -  M. el Hachaïchi, Voyage au pays des Senoussia..., op.cit., p. 226.

[xiii] - Voir Ibn Abi Dhiaf (vulgo Ben Dhiaf). Op. cit., t.4, pp. 86-91.

[xiv] - Tounsi relate qu'il a recu des captives comme présents des autorités du Darfour ( Tashid..., op. cit., pp. 65 et 66. Il évoque aussi, sans commentaires, les biens de son père: animaux, captives et esclaves (Ibid., p.68). 

[xv] - M. Tounsi, Voyage au Darfour, op. cit., pp. 485-487.

[xvi] - Ibid., p. 485.

[xvii] - Ibid., p. 487.

[xviii] - Lettre d'Ahmed Bey au Charaâ , 26 janvier 1846, in   Ben Dhiaf, op. cit., t.4, pp. 87-88. Voir notre étude de cette question, " Islam et réformes politiques dans la Tunisie du XIXe siècle", in The Maghreb Revew , vol. 13, n° 1-2, 1988, pp. 76 - 83.

[xix] - Ben Dhiaf, op. cit., t .3, pp. 2O7-2O8.

[xx] - M. Tounsi, Voyage au Darfour...op.cit., pp.284-285.

[xxi] - Ibid

[xxii] - Tounsi décrit longuement ces ghazwa(s). Ibid., pp. 467-487, qu'il a connues. Voir aussi Tashid..., op.cit., p. 329).

[xxiii] - M. Tounsi, Voyage au Ouaday..., op. cit., p.285.

[xxiv] - Ibid., pp. 271 et suivantes. 

[xxv] - Ibid., p. 284.

[xxvi] -  Ibid., p. 483.

[xxvii] - Ibid., pp.483-484.

[xxviii] - Ibid., p. 484.

[xxix] - Ibid.

[xxx] - Ibid., p. 485 

[xxxi] - M. Tounsi,Tashid..., op. cit.,   pp. 41 et suivantes.

[xxxii]  - Othman el-Hachaïchi, Voyage au pays des Senoussia..., op.cit., p. 219.

[xxxiii] - Ibid., pp. 22O-222.

[xxxiv] - Notons que la diaspora guédamsie  a été étudiée par Baier Stephen Brock, à partir des données fournies par Hechaïchi. Voir S.B.Baier, African merchants in the colonial périod : a history of commerce in Damagaram (central Niger) , 188O-196O. Ph.D., Université Wisconsin, 1974, pp. 24-28.

[xxxv] -  Othman Hachaïchi, Au pays des Senoussia..., op. cit., p. 22O-222.

[xxxvi] - Evoquant le commerce transsaharien traditionnel, Hachaïchi cita les esclaves parmi les produits d'échange. Néanmoins, il cessa de citer le commercee des esclaves, lors de l'évocation des mutations tardives du commerce transsaharien, à la suite de l'emergence des négociants tripolitains. O.Hachaichi, Jala el karb..., op.cit., pp.117-118. 

[xxxvii] - Ibid., Au pays des Senoussia..., op.cit., p.234.

[xxxviii] - Ibid., jala el-karb..., op. cit., pp.117-118.

[xxxix] - Ibid., Au pays des Senoussia..., op. cit., p. 226.

[xl] - Ibid., p. 226.

[xli] -  Pour l'étude de la notion d'opinion "publique" en Tunisie au XIXe siècle, voir notre étude "le constitutionnalisme en Tunisie au 19e siècle " in Revue tunisienne des Sciences Sociales, avril 1975, pp. 243-272.

[xlii] - Ben Dhiaf, op.cit., t .4, pp. 86-91.

[xliii] - Ibid., p. 86.

[xliv] - Ibid., p.89. 

[xlv] -  Ibid.

[xlvi] - M. Tounsi, Voyage au Ouaday ..., op. cit., p. 484.

[xlvii] -  Magalhaes-Godinho V., L'économie de l'empire portugais au XVI e siècle, pp. 93-120.