La Méditerranée vue du Maghreb au XVIIIe siècle: horizon

Obsédant et/ou centralité d’une aire d’affrontement

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Khalifa Chater Professeur d’histoire

Faculté des Sciences humaines et Sociales

(Université de Tunis).

 

Description de l’escadre d’Ali Bey

J’introduis ma communication par cette citation d’un poème de Ali al-Ghourab as-Sfaxi, célébrant, en 1764-1765, la fondation d’une flotte de guerre par le bey Ali Bey II. Elle  permet d’introduire le réseau de métaphores obsédantes qui définissent la perception de la Méditerranée, par les Maghrébins du XVIIIe siècle. Nous verrons dans quelle mesure est-ce qu’elle perpétue l’idealtype de l’ère des affrontements corsaires chrétiens et musulmans. Nous verrons d’ailleurs, qu’un décalage au XVIIIe, entre les implications du nouveau contexte et l’imaginaire patrimoniale, si j’ose m’exprimer ainsi, assure la pérennité à cette vision dichotomique et conflictuelle.

 

La Méditerranée était perçue, durant les différentes ères historiques, comme une aire d’affrontement et par conséquent un  horizon obsédant. Cette vision d’une scène historique de cette envergure est nécessairement fondée sur une étude des relations des peuples qui vivent sur ses rivages, ces acteurs d’un devenir historique.  C’est ce que nous appelons la nécessaire subjectivisation de la perception, par la manière d’appréhender l’autre et, bien souvent, de le  définir dans une carte d’alliances et de mésententes. L’histoire de la Méditerranée et ses perceptions réciproques et respectives implique d’abord et avant tout l’examen des relations des riverains, qui coexistent et/ou s’y affrontent, faisant valoir l’état  de leurs forces, pour élargir, nécessairement, aux dépens de l’autre, leur champ d’expansion. Cette histoire est nécessairement globale, par ses dimensions militaires, religieuses, culturelles et économiques. Elle privilégie l’étude des affrontements, souvent guerriers sur mer et, bien entendu, les incursions et les razzias sur les territoires des autres riverains. De ce point de vue, le rivage constitue une frontière à défendre et un front à sauvegarder. Ce qui fonde l’animosité et la prolonge, par un nécessaire veille militaire. Une telle « réaction préventive », si j’ose m’exprimer ainsi, culpabilise l’autre et le définit comme un ennemi réel, potentiel et parfois symbolique. Dans cette perspective et fondant ma démarche sur une lecture de documents d’époque, j’avais, dans une étude précédente, défini cette vision conflictuelle subjective, en affirmant que « le corsaire », l’acteur prédominant en Méditerranée, dans le discours sinon dans la réalité,  « est bien souvent l’autre[1]».

 

 Or, de surcroît, durant l’ère moderne - quelle débute selon les écoles européennes avec la renaissance ou, selon son acception tunisienne,  par l’entrée des Ottomans en Afrique du Nord (1574, pour la régence de Tunis) - les civilisations méditerranéennes « prenaient leur source, dans un absolu d’ordre religieux qui leur imprime leur force d’expansion[2]». Ce qui atteste la dichotomie conflictuelle, fondatrice d’une démarcation irréductible, ou presque, entre les deux aires de la chrétienté et de l’Islam. On comprend, dans cette perspective, que le regard de l’autre soit chargée de stéréotypes, construisant un discours de culture de guerre, se légitimant par le recours au référentiel religieux. Nous essayerons, dans notre communication de dégager les mutations significatives du processus, en relation avec le nouveau contexte et les valeurs émergentes qu’il  produit.

 

I - Le discours fondateur et le nouveau contexte : Nous tenterons d’identifier le référentiel du discours jihadien traditionnel et de mettre en contexte la perception de la Méditerranée et des nouveaux enjeux au XVIIIe siècle :

 

a) Le discours jihadien traditionnel : La course étant un «un phénomène « moderne », qui atteint son apogée entre 1577 (après Lépante) et 1713-1720 (après le traité d’Utrecht)»[3], nous définissons comme ère fondatrice l’ère d’apogée de la course et des incursions sur les côtes méditerranéennes qui se développent à la faveur de son contexte. Nous prenons comme exemple de cette narration guerrière, à titre d’exemple,  une relation jerbienne du XVIIe siècle[4], d’un auteur anonyme, qui exprime le référentiel dominant de la perception des relations réductrices réciproques. Décrivant les assauts des Espagnols contre Jerba, le 6 juillet et le 28 août 1510, dans le cadre de leur expansion sur le littoral maghrébin et leur prise  d’Oran et de Bougie, en 1508 et de Tripoli (juin 1510), l’auteur inscrit les péripéties des différentes batailles dans une guerre entre les nassara (les chrétiens) et les musulmans, occultant l’identité espagnole des agresseurs[5]. Utilisant des moyens de défense significatifs, (l’organisation des séances de lecture du Coran et la demande de secours des populations du jebel Nefoussa), les combattants jerbiens auraient triomphé grâce à leur mobilisation religieuse. Au cours de la bataille même, du 28 août 1510, la résistance musulmane, qualifiée de jihad (guerre sainte) a été, pour les  combattants musulmans, l’occasion d’un re-examen de leur conduite religieuse, « suivis de repentirs, de demandes de pardon et de réconciliation ». Leur demande d’intercession auprès La narration fait donc valoir la dimension religieuse de l’affrontement, un jihad conforté par le soutien de Dieu, contre les ennemis de la foi. Mais les témoignages des victimes des incursions et les discours des oulémas, selon le référentiel de la guerre sainte expriment une vision de frontière, une peur effective, identifiant une menace réelle. Ceux qui s’adonnent à la course, de part et d’autre de la Méditerranée, perçoivent par contre, la Méditerranée comme le champ d’exercice d’une activité lucrative. Ce fait est attesté par « la fluidité identitaire » de certains armateurs et certains capitaines corsaires. Nous ne attarderons pas sur le cas éloquent de Hadji Mohamed Khoja, dit Dom Philippe, le seigneur de la mer, qui a exercé, au cours du XVIIe siècle, ses activités simultanément à Tunis, à Palerme, Rome et Malaga, sans s’offusquer de ses changements d’identités et de religions[6]. Les mutations du XVIIIe sont de nature, vu la nouvelle donne, à provoquer un changement de perspective.

 

b) Un contexte de « sécularisaion » des enjeux ? : Notre étude se situe dans une conjoncture nouvelle. La France et l’Angleterre assurant la police de la Méditerranée, l’activité corsaire est désormais résiduelle et marginale, même au cours de son renouveau conjoncturel, à la fin du XVIIIe siècle, à la faveur des guerres de la révolution et de l’empire. Le XVIIIe siècle [7] se distingue, en effet,  par « le reclassement des puissances européennes », consacrant   la « perte  de la maîtrise (espagnole » de la Méditerranée occidentale », le recul de Venise, qui perdit la Morée, reprise par les Turcs, en 1815, l’entrée en force de l’Angleterre en Méditerranée et les velléités de la Russie pour accéder à la Méditerranée. La France confortait sa position de grande puissance méditerranéenne, assurant avec l’Angleterre le « relais de l’Espagne ». La nouvelle donne impliquait un changement des termes des relations, selon les nouvelles priorités qui privilégient l’affirmation de l’hégémonie et l’expansion commerciale. C’est que j’appellerais la sécularisation des intérêts. La mise en échec par la France et l’Angleterre d’un  partage de l’empire ottoman, entre la Russie, l’Autriche et Venise, envisagé par Catherine II, en 1782, attestait   le changement des règles du jeu par la prise en compte de nouveaux centres d’intérêts géopolitiques. L’empire ottoman est désormais considéré comme partenaire, d’une contre-alliance contrariant les ambitions de l’Autriche et de la Russie et reclassant Venise, comme acteur de second ordre. Dans ce nouveau contexte, les establishments européens usent davantage vis-à-vis du Maghreb de « discours sécularisés », tout en faisant valoir la supériorité de la civilisation de l’Europe[8].

 

Le déclenchement de la révolution française et les guerres qui s’en suivirent divisèrent les puissances européennes et mirent fin, pour un certain temps, à leur coalition implicite contre les Régences. Elle accrut leur marge de manœuvre, en Méditerranée, permettant un renouveau conjoncturel de la course. La campagne d’Egypte, en 1798, annonçait la politique d’expansion européenne. Mais le duel franco-britannique en Méditerranée montrait que les puissances agissaient en ordres dispersés et qu’ils transgressaient leurs alliances « naturelles». La Méditerranée devenait, depuis lors, l’enjeu d’une compétition franco-britannique, qui met les nouveaux rapports de forces, aux services des intérêts politiques et commerciaux, en attendant l’affirmation des ambitions territoriales. Est-ce à dire que la représentation des « Barbaresques » comme des « ennemis impitoyables des chrétiens » a disparu ? Ces visions ancestrales qui résistent à l’épreuve du temps et marquent l’imaginaire chrétien de l’ancien régime seront re-actualisées à dessein par les politiques pour justifier certaines étapes de l’expansion européenne.  L’exhibition du discours contre la piraterie barbaresque, qui vivait ses derniers jours, lors du congrès de Vienne, était destinée à justifier l’expédition d’Exmouth, contre les Régences de Tunis, Alger et Tripoli, en 1816, qui devait consacrer l’établissement de l’ordre britannique en Méditerranée[9]. Fut-il anachronique, ce discours fut repris par le gouvernement français, en 1830, comme important argument du dossier de l’occupation de l’Algérie. La perception maghrébine de la Méditerranée subira les effets de ce nouveau contexte et des dynamiques internes des relations intermaghrébines.

 

II - Visions de frontière et images obsédantes : Nous nous référons, pour présenter la perception maghrébine aux relations de trois lettrés : l’Algérien Abouras an-Naciri, le Marocain Aboulkacem Az-Zayani et le Tunisien Mohamed Abouras. Dans les trois cas, il s’agit d’une perception limitée au champ d’un affrontement côtier, exprimant une vision de frontière partielle et subjective. Leur contexte historique précède, d’ailleurs, les guerres de la révolution et de l’empire, le blocus continental dont les retombées sur le commerce méditerranéen sont évidentes et la campagne d’Egypte de Bonaparte, en Egypte, en 1798, qui annonce l’ère des grandes manoeuvres coloniales. Ces relations nous permettent de prendre la mesure des images obsédantes, des affrontements en Méditerranée. 

 

a) L’exploit de la prise d’Oran (1792) : De retour d’un pèlerinage, l’Algérien Abouras an-Naciri (1737- 1823) apprit alors qu’il était à Tunis, le déclanchement de la guerre contre les Espagnols, pour libérer Oran. Il s’empresse de regagner la Régence d’Alger pour  participer au « jihad ». Son livre « ajaib al-asfar wa lataïf al-akhbar[10]» décrit la victoire algérienne, consacrée par la reprise d’Oran le 5 rejeb 1206 de l’Hégire (28 février 1792). Abouras an-Naciri se réfère au « fath d’Oran et l’évacuation des gens des gens de la trilogie et de l’idolatrie ». Appréciation suprème, la définition de l’exploit comme un fath (ouverture sublime), employant le terme consacré au processus engagé par les premiers califes réalisant l’expansion de l’Islam. L’auteur parle de Jihad, guerre sainte impliquant l’aire musulmane et évoque « une revanche sur la perte de l’Andalousie ». Le texte dit littéralement « ainsi nous récupérons ce qui nous console de (la perte) de l’Andalousie[11] ». Cette présentation de la bataille dans le contentieux historique islamo-chrétien re-actualise le référentiel d’une vision dans l’absolu, occultant le contexte d’époque, la nationalité des ennemis, ne gardant que leur définition générique de « nassara ».

 

La relation d’Aboul Kacem az-Zayani (1743-1833), « al-tourjoumana al-koubraa » s’inscrit dans le même référentiel jihadien[12]. Le voyageur marocain fait le panégyrique du bey Hassen Pacha qui «a consolidé les forteresses des musulmans ….  les a remplies des soldats de l’Islam, assiégeant les ennemis de Dieu sur terre et sur mer, assurant leur domination et leur sujétion. Ils vinrent de tous les pays implorant des trêves, par le paiement de rançons[13]». L’exploit d’Oran est défini comme un jihad (guerre sainte) destiné à « évacuer la ville des adorateurs de la croix, les hommes de l’erreur et de la perdition ». Même usage du terme du fath cité précédemment, conforté et souligné par l’évocation de la similitude de la guerre des compagnons du prophète les mouhajiroun (ceux qui ont émigré de la Mecque avec Mohamed) et les Ansar (ceux qui l’ont accueilli et rejoint à Médine), contre « les kouffar » (les infidèles).  Aboul Kacem az-Zayani évoque d’autre part les campagnes de rachats des esclaves musulmans, ce qui atteste que l’ère de courses relève encore, par ses implications, de l’actualité[14].

 

b) La chronique jerbienne de MOHAMED[15] Abouras : Il serait utile de placer le témoignage de notre lettré Abouras[16]dans son contexte géographique insulaire à savoir Jerba. Cette île, située, au sud de la Régence de Tunis, n’a certes pas été un acteur de premier plan, dans les guerres méditerranéennes, à l’instar de Malte, qui jouissait d’une indépendance effective (1530-1800), disposant d’une flotte de guerre, importante et crainte, au service de la politique guerrière de ses chevaliers. Mais elle fut un « témoin privilégié[17]» des aléas de la vie de la Méditerranée, du flux et reflux des puissances en compétition. Fernand Braudel a, d’ailleurs, mis en valeur ce rôle de témoins de Chypre, la Crète et Jerba, au cours du duel hispano-ottoman[18]. D’autre pas, Jerba constitue un cas spécifique par sa population à dominante berbère et kharijite. Nous devons prendre la mesure de l’impacte de l’insularité ethnique et confessionnelle, dans la lecture des témoignages de ses lettrés.

 

Est-ce que la narration d’Abouras esquisse un changement de registre par une plus grande prise en compte des rapports de forces entre les acteurs, sinon d’une ébauche de sécularisation  de l’écriture historique, en relation avec son nouveau contexte ? La relation historique d’Abouras[19] débute par la description de la prise de Jerba par « Les Francs », en l’an 529 de l’Hégire (1134) et son occupation (1134-1160), dans le contexte de la reconquête de la Sicile par les Normands (1060-1072) et les expéditions qui s’en suivirent contre le littoral du Sahel tunisien. Tout en citant le chef de l’expédition Roger II, le roi de Sicile  (1130- 1154), Abouras présente l’expédition contre Jerba, comme une phase de la guerre entre les musulmans et les chrétiens, définis comme « ennemis de Dieu » et implore Dieu, pour que la Sicile redevienne musulmane. Deuxième repère évoqué par notre historiographe, l’expédition des « Francs » - il s’agit, en réalité des Maltais -  contre Jerba en l’an 835 de l’Hégire (1431- 1432), leur défaite et la constitution de « la tour des crânes», dont la narration banalisée, sinon légitimée nous surprend. Abouras affirme que le sinistre monument de l’exploit jerbien existe lors de la rédaction de son livre. Il fut, en fait, démoli sur l’ordre du bey réformateur Ahmed Bey (1837-1855). La narration partisane. occulte les razzias des musulmans contre  Malte (1412, 1422, 1423).

 

Les  expéditions des « francs » - il s’agit, de fait, des Espagnols -  contre Jerba  (14 août et 6 -7 octobre 1539) s’inscrivent dans le contexte exacerbé par l’expulsion des Andalous d’Espagne et le duel turco-espagnol, en Méditerranée. Définition des combattants, par leurs religions (musulmans contre infidèles), mêmes usage des termes normatifs, les Espagnols sont définis comme des Francs puis des ennemis de Dieu, alors que les musulmans sont promus comme des combattants de la foi (jihad), qui « ont proclamé le message monothéiste ». D’autre part,   leurs morts sont auréolés par le titre de « martyrs », chouhadas.

Fait novateur par rapport à l’historiographie maghrébine, les incursions du corsaire Dragut, commandant une flotte turque, contre Jerba et son occupation sont dénoncées dans les mêmes termes que les incursions maltaises ou espagnoles. Ce qui incita, d’ailleurs à expliquer la prise de Jerba par les Espagnols et la soumission de ses habitants. Notre historiographe prend ses distances par rapport les belligérants, se dégageant du discours dichotomique dominant. La suite de sa relation évoque le secours des Ottomans à Jerba, sur demande de ses habitants pour les libérer des Espagnols. La réalité sur le terrain - une domination de fait des Espagnols ou de Dragut - explique l’attitude ambiguë et hésitante du narrateur.

III- Vers un dépassement de la vision frontalière ? : Comment est-ce que la Méditerranée et ses riverains sont perçus dans un contexte de relations plus apaisées, hors des affrontements militaires ? Force est de reconnaître que les « métaphores obsédantes » marquent l’imaginaire maghrébin, en temps de guerre et de paix. L’historiographe Hussein Khodja (1666 ? – 1728) fait l’éloge de Hussein Bey qui « a constitué une flotte pour le jihad » et évoque les envois de ce bey de l’huile et des nattes aux mosquées musulmanes de Malte et à Livourne et des linceuls à leurs prisonniers musulmans,  exprime le souhait de voir « la volonté divine affaiblir leurs habitants, des infidèles et détruire leurs îles[20]». Ce qui atteste l’existence de relations apaisées et de coexistence entre la Régence de Tunis et l’île de Malte qui fut durant le XVIIe et le XVIIIe siècle le principal centre de la course chrétienne en Méditerranée et annonce une volonté du roi husseinite de s’ériger en acteur – fut-il modeste ! - sur la scène méditerranéenne.

Célébrant, en 1764-1765, la fondation d’une flotte de guerre par le bey Ali Bey II,  Ali al-Ghourab as-Sfaxi adopte le même paradigme. Son poème[21] fait valoir que la nouvelle flotte annonce des temps nouveaux « renforçant l’Islam et assurant le déclin des infidèles, les adorateurs de la croix et des déesses (de l’ère pré-muslmane) al-Lat wal Izza ». Ne nous attardons pas sur les exagérations du genre. Mais bornons-nous à prendre acte de la volonté de Ali Bey (1758 – 1782) d’assurer un retour en force en Méditerrané, espace d’exercice d’un pouvoir souverain. Cette revendication formelle s’inscrit dans une affirmation d’une prérogative jihadienne, légitimant le pouvoir du bey, d’après les normes établies par ahl al-hal wal akd.  

La rihla appelée Lissan Al-Maqal de Abderrazak Ibn Hamdouche al-Jazaïri[22]  évoque des relations inter-méditerranéennes quasi apaisées[23]. Ibn Hamdouche s’embarqua à Alger sur une corvette française, au service d’un armateur algérien. Il ne signale pas de traitement différentiel fondé sur la religion. Par contre, le capitaine du Port de Gibraltar imposa la quarantaine au navire, vu la présence de voyageurs venus d’Algérie ou sévissait l’épidémie[24]. Son deuxième moyen de transport est un navire français, commandant par un marin génois, au service d’un armateur algérien[25]. Tout en évoquant le réseau commercial, qui transgresse les relations guerrières, Ibn Hamdouche cite, dans sa chronique, les incidents qui affectent les relations entre les états riverains de la Méditerranée. Il signale que le port d’Oran[26] est occupé par les Nassara (les Espagnols, plus exactement). Il signale  que le dey a fermé l’église d’Alger, comme mesure de rétorsion, lorsque les Espagnols, définis par le terme générique de Nassara ont mis en échec une opération de rachats de marins algériens[27].

L’auteur de la Rihla révèle, d’autre part, un souci d’apprentissage de la navigation  surprenant : routes maritimes, carte des vents, maîtrise de l’astrolabe et même l’usage des bombes[28]. Ce qui atteste un intérêt évident pour la mer et les disciplines qui la concernent et qui sont, bel et bien, enseignées, à Alger.

Autre élément dans ce registre des relations, Hamdouche se réfère à la mer comme argument sentimental, puisqu’elle le sépare de sa bien aimée[29]. Cette incursion de la mer dans l’imaginaire poétique, ne fut-ce dans les moments de nostalgie, montre un recours novateur à une nouvelle scènarisation des poèmes amoureux, dominés traditionnellement  par les pérégrinations dans les déserts et les pleurs devant les campements tribaux délaissées par la bien aimée. Les poèmes de Hamdouche induisent ainsi des changements dans l’arsenal poétique amoureux. Exception plus qu’une règle, la mer reste secondaire dans l’imaginaire arabe. Mais cette approche mérite peut-être d’être signalée.

Conclusion : Dans les descriptions des guerres méditerranéennes ou plutôt des invasions du littoral maghrébin, le texte est une re-actualisation des contentieux du passé, exprimant et intégrant dans le corpus, une expérience collective. La scénarisation de l’événement ou plutôt la reconstruction historique de sa mise en scène  affecte la perception, la relation et l’action. Loin de se référer au grand espace méditerranéen, sinon de l’exalter, elle contribue à son rétrécissement et à sa clôture, privilégiant un enferment du Maghrébin sur  son littoral. Mais cette vision limitative, exprimant le discours du genre, théorise la perception selon la dialectique du modèle forgé par les lettrés. Dépassant et transgressant cette réaction défensive, les acteurs sur la scène maritime privilégient la conquête de l’espace méditerranéen, perçu comme champ d’exercice de leurs prérogatives militaires et commerciales. Nous n’avons pas été en mesure d’évoquer la perception des acteurs, lors du renouveau éphémère de la course, à la fin du XVIIIe siècle, faute de témoignages des intéressés. Par contre, nous avons vu que les célébrations des réalisations maritimes étaient significatives. Fussent-elles modestes, les flottes constituées par les régences maghrébines au XVIIIe siècle expriment une volonté d’accès aux grands espaces d’une Méditerranée qu’on a cessé depuis longtemps d’appeler Bahr ar-Roum, la mer des Byzantins. Mais l’idealtype mis en valeur par le poète Ali al -Ghourabe, pris comme exemple, qui exprime les ambitions sinon les attentes de Ali Bey, fondateur de la flotte en question. Ces opérations de prestige correspondent, malheureusement, à une domination effective de la Méditerranée par les nouvelles puissances, réduisant les velléités d’expansion maghrébine en Méditerranée. En effet, les mutations décisives de la géopolitique, «feront pénétrer de gré ou de force, la Méditerranée dans la trame compliquée du grand jeu européen », aux détriments des régences maghrébines, à la veille de l’ère précoloniale.


[1] - Voir notre étude, Dépendance et mutations précoloniales, la Régence de Tunis de 1815 à 1857, Tunis, Publications de l’université, 1984, p. 21. 

[2] - Voir Paul Auphan, Histoire de la Méditerranée, Editions de La table Ronde, Paris, 1962, p .9.

[3]  - Voir Jean Meyer, Universalis.

[4]  - Attribué à Mohamed Ben Zakaria al-Barouni, ce texte figure à la fin d’un livre  sur la Sira (vie modèle) des cheikhs Ibbadites. Manuscrit de la Bibliothèque al-Ahmadia, publié par Mhamed al-Marzouki, in Mohamed Bouras al-Jerbi, Mounis al-Ahibba fi akhbar Jerba, Tunis, Imprimerie officielle, 1960, pp. 133-145.

[5] - de Dieu, par l’imploration de « ses saints, son Coran et de la mansuétude de la confession ibadite » a contribué à leur victoire. Ibid.

[6] Voir Alia Baccar, « Hadji Mohamed Khoja, dit Dom Philippe, le seigneur de la mer », in Tunis, cité de la mer, Direction Alia Baccar, Tunis, Or du Temps, 1999, pp. 233- 242.

[7] - Voir, pour l’étude de ce contexte, Bartolomé Bennassar in Histoire de la Méditerranée, op. cit., pp. 226 - 230.

[8]  - Voir l’analyse pertinente, que nous nuançons, de Christian Windler ; « Pour une approche anthropologique de la diplomatie : tributs et présents dans les relations franco-tunisiennes» , in La Tunisie mosaïque, Paris, Presse Universitaire du Murail, 2000, pp. 435- 448.

[9] - Voir notre étude Dépendance …, op. cit., pp. 214-243.

[10]  - Mohamed si Youssef, «  dirassat makhtout ajaib al-asfar wa lataïf al-akhbar », in Majallat ad-Dirassat at-tarikhiya, Alger, 1986, n°2, pp. 134 -154.

[11] - cité par Moulay bel Khemissi, al-Jazaïr min khilal rahalat al-maghariba fil ahd alo-othmani, p. 151, note paginale n°1, Alger, SNED, 1981.

[12] - Relation publiée par Moulay bel Khemissi, op. cit., pp. 151 – 195. Le texte a été rédigé en 1796.

[13] - Ibid., p. 187. Traduction personnelle.

[14] - Ibid.

[15]  - Nous avons peu de renseignements sur ce lettré du XVIIIe siècle.

[16]  - Manuscrit publié par Mhamed al-Marzouki, in Mohamed Bouras al-Jerbi, Mounis al-Ahibba fi Jerba, Tunis, Imprimerie officielle, 1960. Le manuscrit fut rédigé le 18 chabane 1211 (15 février 1797). Des additifs mineurs ont été ajoutés  en l’an 1222 de l’Hégire (1807-1808 ).

[17] - Bartolomé Bennassar in Histoire de la Méditerranée, Direction Jean Carpentier et François le Brun, Editions du Seuil, Points, Paris 2001, p. 276.

[18] - Fernand Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 2 vol., Paris, Armand Colin, 2e éd., 1966.

[19] - Voir le quatrième chapitre d’Abouras, op. cit., pp. 101-130.

[20] -  Hussein Khodja, Dhail Bachaïr ahl al-imane bi foutouhat Al-Othmane, Edition crtique de Tahar Maamouri, Maison arabe de l’Edition, Tunis, Tripoli, 1975, pp. 154 et 157.

[21] - Voir le poème in Diwane Ali al-Ghourab as-Sfaxi, Edition critique De Mohamed Hédi Tahar al-Métoui et Amor Ben Salem, Tunis, MTE, 1973, pp. 84 -89.  

[22]  - Nous avons peu de renseignement sur la vie de Abderrazak Ibn Hamdouche al-Jazaïri, outre sa naissance à Alger en 1695 et qu’il vécut longtemps (près de 90 ans). Il commença la rédaction du tome 2 de la rihla, objet de notre étude, le 1er Mouharrem 1156 (26 février 1743). Nous noterons au passage que l’auteur utilise curieusement le calendrier julien.

[23] - Voir l’édition critique de la Rihla par Aboul-Kacem Saadalolahn ,Rihlat Ibn Hamdouche al-Jazaïri, Publications de la Bibliothèque Nationale, Alger, 1983.

[24]  - Ibid., p. 30.

[25] - Ibid., p. 112.

[26] - Ibid., p.253. 

[27]  - Ibid., p. 119.

[28] - Ibid., pp.254 – 257.  

[29] - Voir son poème, nostalgie, ibid., pp. 108 – 1009.