Introduction à l'étude de la solidarité à l'époque moderne

Tunisie XVe-XIXe siècles

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Professeur Khalifa Chater

 

 

Les Cahiers de la Méditerranée,

 CMMC, Nice, n°63, décembre 2001, pp. 1-11.

 

 

  Introduction :  Nous nous proposons, dans cette communication, d’appréhender le concept de solidarité, en tant que type de lien social au sein de l’ingroup et de l’outgroup. Perçue en tant que telle, la solidarité fonde des relations privilégiées au sein d’une communauté et définit la nature des relations avec ses partenaires. Disons, en d’autres termes, au risque d’user d’un anachronisme, qu’elle concerne les relations au sein du groupe et établit ses rapports avec «le réseau », au sein duquel elle marque ses préférences et trace les frontières de ses aires d’alliance. L’étude des pratiques relevant de la charité, de la bienfaisance et de l’entraide, constituent certes des manifestations de solidarité, au sein de la vie sociétale. Mais notre approche globale, considère, au-delà des rapports du vécu, des relations quotidiennes à l’intérieur du tissus social, les expressions de solidarité collective ou, du moins, celles de « la conscience collective », ou des porte-parole de fait de l’idéologie dominante. Ce qui permet de privilégier l’étude des facteurs de cohésion – relevant du patrimoine immatérielle du groupe et les processus de construction historiques de sa grille relationnelle.

 

Une lecture des constructions-déconstructions des Etats-dynasties nord-africaines, fondée sur les phénomènes underground du jeu tribal et de l'évolution des dynamiques internes a permis à Ibn Khaldoun, notre historien-socioloque du XIVe siècle de conceptualiser et de théoriser ces processus politiques, de l'alternance dynastique et de la problématique de l'instabilité politique, sous l’effet du concept clef de son paradigme : la açabiya, facteur de cohésion du groupe et de ses options génériques ou conjoncturelles d’alliance, couvrant les différentes formes de solidarité scellant des groupes plus ou moins étendus.

 

L’analyse khaldounienne met à la disposition du chercheur un outil conceptuel pertinent, permettant une relecture de l’histoire tunisienne du XVe-XIXe, dégageant les mécanisme de fonctionnement de la solidarité et les processus de construction/déconstruction, sinon fusions/fissures – car l’intégration politique n’est pas à l’ordre du jour – qu’elles impliquent. Repères décisifs et faits révélateurs, les révoltes de 1864 et la résistance à l'occupation, seront étudiés, dans ce cadre, car elles permettent de voir les structures de solidarité et leurs mécanismes de fonctionnement, à l'œuvre. Privilégiant l'analyse des dynamiques propres des communautés, nous excluons de notre étude les crises de l'ère coloniale. Nous estimons, en effet, que les mouvements de contestation qu'elle suscita sont spécifique et complexes, vu les mutations de la société, l’élargissement des aires de ralliement, les profils des acteurs politiques, les nouveaux enjeux et -donnée nouvelle - l’intégration du groupe dans un leadership à vocation

 

I - Les mécanismes du schéma Khadounien de la solidarité: Observateur perspicace, conscience critique de son temps, l'historien-sociologue et pourquoi ne pas le dire le père fondateur de la  science politique au Maghreb, Ibn Khaldoun (Tunis 1332 - Le Caire 1406) a élaboré, à partir de son vécue, sous des régimes politiques de déclin et son examen de l'histoire mouvementée du Maghreb et des cycles de construction-déconstruction des Etats-dynasies, la théorie de la açabiya - Etat[i]. Saisissant l'importance de la dynamique socio-politique, soucieux de dégager les  facteurs de rupture et les mutations qui en découlent, accordant la priorité à l'évolution globale, aux déterminants de profondeur, plutôt qu'aux événements de surface, Ibn Khaldoun examina la genèse et les transformations des structures socio-politiques, en dégageant le modèle des itinéraires de construction-déconstruction des Etats et les cycles d'instabilité qu'ils supposent.

 

La dynamique socio-historique de l'alternance des dynasties a, selon Ibn Khaldoun, comme fondement la açabiya [ii], cet esprit de corps et cette solidarité de clan qui se développent, pour constituer une force morale et politique de solidarité et d'intégration. La açabiya est originellement la cohésion familiale et parentale, qui lie les membres d'un même clan de tribu[iii]. Par un dépassement volontaire et très élaboré, le sentiment particulariste du groupe fondateur, du noyau solide de la tribu, alliée au chef de la dynastie en formation, couvre l'ensemble des communautés de l'aire politique du nouvel Etat-Dynastie. La açabiya  est désormais la capacité de réagir collectivement "pour se défendre, se protéger, revendiquer, et (prendre) toute position de consensus"[iv]. Cette promotion-élargissement de la collectivité est la condition Sine-Qua-None  de la création et de la consolidation du nouvel édifice.

 

La construction de la nouvelle dynastie, se réalise par cette mutation de l'Etat-açabiya[v]. La notion de açabiya  khaldounienne est d'ailleurs une notion complexe et dynamique qui " n'exclut pas la hiérarchie mais la suppose plutôt"[vi] puisqu'elle paraît être " sous la forme la plus achevée et la plus opérante, le résultat de l'assimilation de plusieurs açabiyas secondaires"[vii].  Tout en faisant valoir que la açabiya - nassab  la solidarité lignage,  qui lierait les descendants d'un ancêtre commun est mythique, illusoire mais utile pour consolider les relations et affermir la cohésion[viii], Ibn Khaldoun cite judicieusement les açabiya - hilf  (alliance entre un ensemble de communautés) et la açabiya- wala (sujétion, obédience politique) qui régit les rapports avec le pouvoir[ix], ainsi que les autres formes de açabiya secondaires : naçab (allégeance), jiwar  (voisinage), etc... qui peuvent être ramenées aux trois définitions principales.

 

De la  açabiya,  facteur de fractionnement, Ibn Khaldoun dégage les principales articulations de l'édifice politique maghrébin et éclaire, sous un nouveau jour, ce réseau d'unités socio-politiques fractionnées qui parviennent, par le jeu de leurs multiples types d'alliances, à créer une construction étatique originale. "La açabiya a comme fin le moulk-pouvoir "[x], le processus de formation des Etats-dynasties, se réalisant grâce à l'intégration des açabiya, dans la açabiya dominante[xi]. Mais ce sentiment de cohésion et de solidarité de la communauté étatique implique nécessairement le consensus, puisque " l'humiliation et la sujétion sont des facteurs de rupture de la açabiya."[xii]. En d'autres termes, la conquête du pouvoir se réalise grâce au soutien énergique d'une communauté fondatrice, engagée dans une solidarité à toutes épreuves - nous dirions même une alliance organique, avec le pouvoir naissant. Cette nouvelle autorité qui s'érige, élargit sa base et étend l'aire du consensus. L'usure du pouvoir s'expliquerait par l'affaiblissement de la açabiya, c'est-à-dire la démobilisation, le désengagement-défection de la communauté des partisans, parvenue à un stade de satisfaction matérielle. Parallèlement un nouveau groupe politique, porté par une açabiya jeune et vigoureuse, se lance à la conquête du pouvoir. Plus que le cycle des Etats: genèse, age adulte, vieillesse, qui relèvent de considérations d'un autre temps, nous privilégions les conditions de l'affirmation et de l'élargissement de la açabiya, au profit des acteurs politico-sociaux, l'impératif du consensus par la açabiya. Une sorte de contrat s'établit entre le pouvoir et les habitants,  présentés comme des soutiens, des alliés, des partenaires politiques et non de simples sujets, puisqu'ils sont solidairement liés au pouvoir par cette açabiya-solidaité-alliance sinon complicité.

 

Notons que la théorie khaldounienne considère le groupe comme acteur principal, dans le fonctionnement des mécanismes de solidarité. La açabiya est le produit « du jeu de groupes » sur la scène politique, dans le cadre du paradigme Patron/clientèle, puisque le pouvoir constitue le moteur de la société traditionnelle, établit ses assises sociales et crée les conditions de l'émergence des notabilités, qui doivent, en contrepartie, assurer une certaine distribution de biens à leurs clientèles[xiii].

 

On a de plus en plus tendance à appréhender la société précoloniale maghrébine, en appliquant la théorie de la "segmentarité " qui met en valeur des réseaux de communautés autonomes, d'unités politiques fractionnées, qui semble définir le système politique précolonial maghrébin[xiv]. A cette grille d'interprétation réductrice, qui adapte la théorie des sociétés sans Etats  ( stateless society [xv] ) et qui explique tout modus vivendi, entre les collectivités, par l'équilibre de pouvoirs, entre solidarités nécessairement parentales, nous préférons le système d'explication khaldounien de la  açabiya  qui permet de mieux cerner ces rapports complexes et spécifiques qui rapprochaient  ou opposaient les différents groupes humains vivants au Maghreb et explique les itinéraires des Etats-dynastie, en faisant valoir les conditions de la sauvegarde du consensus dynamique ou acabiya.

 

 Ibn Khaldoun nous permet de dresser une grille d'articulations, qui définit ces rapports de groupes, révèle les coexistences plus ou moins conflictuelles des différentes communautés et dégage ce mouvement de pendule, ou cet équilibre peu stable que détermine le jeu des facteurs d'intégration et des forces centrifuges. Il identifie ainsi, dans ces successions de construction-déconstruction des Etats, les cycles et les conditions d'instabilité.

 

 

II- Bled el-makhzen et bled es-siba, ou les divers régistres de la solidarité : La géographie politique des Etats-dynasties du Maghreb moderne puis précolonial était constituée d'auréoles successives, où la domination du gouvernement est de plus en plus lâche. De la cité-Etat  ou la tribu - Etat originelles soumises à une gestion directe du pouvoir, à la domination plus ou moins formelle des périphéries, la carte historico-politique présentait de nombreuses situations intermédiaires, des transitions entre la soumission et l'autonomie de fait. Un système pragmatique, partageant les espaces gouvernementaux, en aire de gestion permanente et directe, dans la capitale et les plaines avoisinantes et en aire de contrôle saisonnier, de pouvoir de recours, par l'intermédiaire de la méhalla  ou harka, s'était érigé en mode de gouvernement. La méhalla était avant tout la tournée du souverain ou son représentant dans son royaume, pour contrôler l'arrière-pays qui lui échappait, consolider les liens d'allégeance, lever les impôts et au besoin, soumettre les tribus réfractaires. Mode de gouvernement original, elle était au XXVIIIe et au XIXe siècle, le principal instrument de surveillance de l'ensemble des sujets dispersés dans les régences nord-africaines, bien qu'elles accordaient, de plus en plus,  la priorité à la lever des impôts, à la fois symbole  et signe de la fidélité au pouvoir établi[xvi].

 

"Ordre dans le désordre", cette définition d'Edmond Burke  de l'Etat traditionnel est, dans une certaine mesure, pertinente[xvii]. Nous remarquerons cependant que les autorités traditionnelles réussissaient, par l'exercice d'un jeu très subtil de l'équilibrage politique des communautés - de la açabiya-wala, la solidarité pouvoirs/groupes clients - à construire des réseaux d'allégeance et à limiter les tendances  centrifuges qui  se développaient régulièrement :  les tribus du drapeau et les tribus makhzens, en Tunisie et en Algérie,  les tribus gich (militaires), au Maroc, étaient les alliées du pouvoir. Plus ou moins soustraites à l'impôt et jouissant de privilèges certains, elles devaient, fournir au besoin, des contingents et intervenir contre les tribus en dissidence[xviii].

 

Cas extrême, popularisé par l'historiographie marocaine, la division du pays en bled el-makhzen [xix], zone soumise et bled es-siba, qui échappait à l'autorité, s'appliquait, à des nuances près à l'Algérie et à la Tunisie.  " Règne du ourf , la coutume", "cette menace coexistante avec le makhzen depuis qu'il a été organisé[xx]" - Laroui rejoint ici les cycles d'instabilité d'Ibn Khaldoun - la siba traduit ces rapports d'équilibres-déséquilibres entre les velléités d'expansion de l'autorité et les moyens dont elle disposait réellement pour assurer sa prise en charge, des communautés   qui relevaient de ses prérogatives.

 

" Trop faible de par ses seules forces, l'Etat vit des divergences qui existent et survit grâce à celles qu'il crée[xxi]." Ce diagnostic de Jean-Claude Vatin, relatif à l'Algérie, s'applique certes à l'ensemble du Maghreb. Mais n'ignorons guère la dynamique socio-historique évidente depuis la fin du XVIIIe siècle. Le développement du pouvoir central, les créations d'armées nouvelles en Tunisie (1831) et au Maroc (1910), la consolidation des autorités régionales annonçaient les prémices d'une plus grande stabilité, sans toutes fois  ramener la siba, à ses justes proportions, sinon lui mettre fin. Une certaine évolution se dessinait. Encore timide en Algérie[xxii] et rapidement brisée par la colonisation qui bloqua ce processus interne dès 1830, elle restait, en dépit de progrès certain, très aléatoire au Maroc[xxiii]

 

Mais les progrès de la dynastie husseinite, évidents en Tunisie depuis Hammouda Pacha (1782-1814), se consolidaient au XIXe siècle[xxiv]. Les mécanismes  de la solidarité-açabiya restaient, bel et bien, en fonctionnement, en dépit d’un nouvel équilibrage du jeu politique, en relation avec le développement du pouvoir de l’Etat-dynastie et de l’affaiblissement des pouvoirs locaux. En dépit des progrès du pouvoir central, la «açabiya-iltiham» ou cohésion du groupe, ne semblait guère menacée de disparition. L'appartenance à un ancêtre commun, fût-il mythique, confère certes, une plus grande cohésion à ces tribus lignagères. A l'inverse des tribus qui constituent des unités ethniques, les villes et les villages de la Régence de Tunis, ne peuvent guère se prévaloir, à lquelques exceptions près - celui  de Kalaâ-Kébira, par exemple - d'une homogéneité socio-historique. L'unité ethnique existe exclusivement au niveau du quartier mais la cohésion de l'ensemble du groupe, ville ou village, parvient. pendant les moment critiques à englober les açabiya secondaires des différents quartiers ethniques. Notons, d’ailleurs, que le pouvoir s'adresse, en général, davantage aux groupes humains (tribus, villages, villes) qu'aux individus. Il nous suffira, pour nous en convaincre, de relever les privilèges honorifiques ou fiscaux accordés à certaines communautés: Kairouan est une «cité sainte» interdite au non-musulmans. Msaken est «la ville des chérifs» et elle ne se prive point du plaisir de se prévaloir de ses titres de noblesse. Les villes de Kairouan, Sousse, Monastir et Sfax étaient exemptes du paiement de l’impot personnel, la mejba. Signe de la prise en considération prioritaire du statut du groupe, sur l’individu,  la pratique de la «diya», impôt du sang imposé à la communauté solidaire, qui resta en vigueur, chez les tribus, durant le XIX siècle, à l'exception du bref intermède constitutionnel (1861-1864), atteste cette existence de la açabiya induisant cette responsubilité collective de la communauté[xxv]. Faisant valoir la açabiya-hilf ou solidarité d’alliance, la ligne de partage des communautés villageoises et tribales, en çoffs rivaux[xxvi], Chaddad et Youssef, resta une donnée fondamentale de la géopolitique tunisienne durant l’ère moderne. Durant la crise dynastique, entre Hussein Bey et son neveu Ali Pacha, au XVIIIe siècle, les Chaddad devinrent Bachia (partisan du neveu) et Youssef Hassiniya. Cette ligne de démarcation se maintient, avec plus ou moins de vigueur, lors des révoltes de 1857 et de 1864.

 

Signe des temps nouveaux, les siba traditionnelles se mutaient en "révoltes actives[xxvii]" qui exprimaient davantage des attitudes de contestation politique, révélant cette tendance nouvelle, de relayer les oppositions traditionnelles, les "attitudes de coutume", par des réactions politiques nouvelles. Les émeutes-rebellions  de l'ère moderne, intégreront cependant des constantes traditionnelles et des expressions  politiques nouvelles.

 

III- Les velléités de reconstruction de solidarités alternatives : "Le contestataire contre l'officiel, le périphérique contre le central", cette définition  des  soubresauts traditionnels du Maghreb, au cours de l'ère moderne, de Jacques Berque[xxviii] est trop générale, trop réductrice pour constituer une grille d'interprétation pertinente. La lutte pour le pouvoir, entre prétendants, les conflits entre l'autorité centrale et sa  siba  effective ou éventuelle et probable sont à l'origine de crises chroniques qu'une conjoncture de mécontentement, des particularismes régionaux ou ethniques permettent d'exacerber.

 

Des règles de gouvernement, des codes et des normes permettent aux autorités du Maghreb de contrôler, de s'assurer la soumission ou du moins la docilité et de maîtriser les populations qu'elles administraient. Il fallait connaître les chefs des tribus et entretenir avec eux des rapports cordiaux, être à l'écoute des doléances des communautés et éviter les excès fiscaux, les mesures vexatoires. Ce mode de gouvernement traditionnel  idéal – une reconstruction ou une re-actualisation régulière de la açabiya-wala (solidarité/alliance avec le pouvoir) - a été scrupuleusement suivi par le célèbre bey tunisien, Hammouda Pacha (1782-1814), qui avait tissé un réseau de connaissances dans les tribus et tenu à entretenir les meilleurs rapports avec les notables des différentes communautés. Fut-il innocent, tout caïd qui suscitait des plaintes était destitué, "car il n'avait pas su conduire, avec habileté et souplesse, les cœurs vers l'obéissance". Hammoda Pacha appliquait cette  maxime du Calife rachidien Omar[xxix]. Même règle de conduite en vigueur au Maroc:  "Attache-toi, dit un souverain, le coeur des Arabes, sache de quoi ils sont capables et alors tu sauras sûrement ce que tu peux attendre de chaque tribu[xxx]". Mais lorsqu'elles trahissent, il faut pénétrer avec des troupes sur leurs territoires et prendre des mesures de dissuasion et châtier pour l'exemple.  Ultime grief, à l'encontre des chefs, signe incontestable d'incapacité de gouverner, selon les normes traditionnelles, " ne pas avoir des contacts et des relations étroites avec les cheikhs des tribus", à l'instar du Bey d'Oran Mustapha el- Manzali, qui a suscité le soulèvement de Derkaoui, au début du XIXe siècle[xxxi], car il n’a pas su, d’après le schéma khadounien, se prévaloir du pacte de açabiya liant la communauté au pouvoir.

 

La rébellion des Ouled Msahil, de la tribu des Majeurs, au Nord Ouest de la Tunisie, en 1795, sous la direction de  Hamed Ben Chérifa, exprima des  velléités de se soustraire à l'autorité beylicale, selon les normes de la siba  traditionnelle[xxxii]. L'insurrection de l'Aurès, en 1804, prit la dimension d'une sécession berbère et d'une remise en cause de la légitimité  du pouvoir établi[xxxiii]. La révolte de la province d'Oran, qui la suivit, s'inscrivait dans une problématique similaire : rébellion tribale, contestation du pouvoir de l'oligarchie turque et direction  "chérifienne" du mouvement. Il s'agissait, dans ces différents cas, de luttes de communautés, d'ethnies ou même de régions entières, à la faveur de l'affaiblissement du pouvoir, de son incapacité à gérer les rapports de açabiya  précités, à veiller à maintenir et à reconstruire constamment des compromis de gouvernement, avec les communautés, sinon les sujets.

 

Lorsque la menace européenne se précisa, la contestation prit la dimension d'une résistance primaire, puisqu'elle reprochait au pouvoir sa défection, face aux puissances.  L'insurrection de 1864, qui a embrasé la quasi totalité de la Régence de Tunis[xxxiv] et la révolte de Bou Hmara[xxxv], au Maroc (1902-1909), se déclenchèrent dans un contexte d'expansion européenne, d'interférences étrangères, de réformes modernistes, à l'occidentale, qui remettaient en causes les privilèges des notabilités traditionnelles et de remise en cause des gouvernements, "défaillants" de la Tunisie et du Maroc. 

 

Tout en étant spontanés et très insuffisamment organisés, ces deux mouvements de rébellion ne se réduisaient guère aux deux sentiments fondamentaux qui définissent les révoltes à savoir "le sentiment de l'intolérable et l'accusation[xxxvi]". Nous devons, en effet, reconnaître que les insurgés de Tunisie et du Maroc se proposaient d'effectuer, d'une certaine façon, une restructuration socio-politique des Etats-dynasties traditionnels. Ils esquissaient, ne fut-ce à gros traits, le profil d'un système socio-politique original qui réalisait une synthèse entre les valeurs tribales et les normes traditionnelles du pouvoir, tout en refusant les contraintes et les velléités d'interventions de l'Etat qui tentait vainement de consolider son autorité. Triste retournement de situations, ces mouvements d'insurrection et de résistance plus ou moins déclarées, précipitaient la mise en dépendance et  la vulnérabilité des Etats, gouvernés par des establishments désormais plus affaiblis, vu l’affaiblissement de la açabiya, garante de la solidarité organique des Etats-Dynasties.

 

Fait nouveau, la contestation urbaine rejoint la siba rurale dans ces phénomènes de "résistance primaire". Alors que les événements de Kairouan, en 1832, s'expliquaient par la révolte d'une communauté privilégiée, contre le développement du pouvoir central, qui osait remettre en question son traitement de faveur - régi par leur açabiya-wala particulière - dans les domaines de la fiscalité et de la conscription[xxxvii], les manifestations de Tunis de septembre 1861, contre les nouvelles lois constitutionnelles (Pacte Fondamental de 1857, Constitution de 1861, lois judiciaires etc.), qui furent essentiellement le fait des artisans, des commerçants et des lettrés, exprimaient un mécontentement contre un Etat qui se « dénaturait », en remettant en cause les normes d’exercice du pouvoir beylical et les mécanismes de fonctionnement traditionnels, au mépris du paradigme fondateur : Pouvoir personnalisé par le bey/ sujets en relation de clientèles[xxxviii].

 

Conclusion : Le déroulement des faits révèle des mutations conjoncturelles des mécanismes de fonctionnement des paradigmes de solidarité, annonçant, à plus ou moins brève échéance, l’affaiblissement des solidarités communautaires, au profit du développement du pouvoir de l’Etat, qui assure une plus grande prise en charge de l’ensemble de ses sujets. Le développement des structures gouvernementales locales et régionales, bénéficiant du soutien de l’armée nouvelle, ont permis une extension du pouvoir de l’Etat-dynastie. Autre fait significatif, les Husseinites ont mobilisé les confréries religieuses, pour faire échec à la rébellion de 1864 et inciter les tribus à rallier le camp du bey[xxxix].

 

La mobilisation des mouvements de résistance contre l’occupation française, en 1881, en Tunisie, résulte d’une perte de la légitimité du pouvoir royal, ayant fait défection, lors de l’épreuve et une volonté de construire une açabiya alternative globale. La remise en question du pouvoir beylical tunisien s’accompagne par la remise à le rappel du principe de solidarité supérieur, liant l’ensemble des membres de la communauté musulmane et faisant valoir le jihad, ou guerre sainte contre l’occupant chrétien. Remise à l’ordre du jour, lors de l’expédition de Bonaparte, en Egypte (1798-1801), l’occupation d’Alger en 1830 et celle de Tunis en 1881, la solidarité musulmane intègre les différentes açabiya, par un jeu subtil, qui explique le comportement des différents acteurs et les re-équilibrages de leurs conduites, expliquant les décalages et les positions différentiées de chaque communauté.

 

 

 

Khalifa Chater

  

Les Cahiers de la Méditerranée,

 CMMC, Nice, n°63, décembre 2001, pp. 1-11.

 

 



NOTES

[i]- Voir notre étude "Eléments pour une approche de certains phénoménes de Açabiya, dans la Tunisie du XIXe siècle (Sahel et Basses Steppes), in Les Cahiers de Tunisie, t.XXV / 1977, pp. 61-73.

[ii]- Voir Mohamed Abed El-Jabri, El-Açabiya wad-dawla, Casablanca, Dar eth-Thaqqafa, 1971, 486 pages. Voir aussi Jean-Paul Charnay, "Modèle théorique de l'histoire socio-culturelle musulmane des dialectiques maghrébines d'Ibn Khaldoun" in Actes de premier congrès d'études des cultures méditerranéennes d'influence arabo-berbère . Alger 1973, pp. 234-250.  Charnay note judicieusement le rôle d'Ibn Khaldoun en tant que témoin, enquêteur qui a ressemblé une collection exhaustive de certaines notations anthropologiques, économiques et politiques précieuses (Ibid.p. 237). 

[iii]- Selon la définition Khaldounienne de la " açabiya iltiham" (cohésion) qui assure la cohésion entre les membres d'une même communauté (tribu, village, ville, quartier ethnique etc...). Ibn Khaldoun, La Moukaddima, Maison tunisienne d’Edition, Tunis, 1993, pp. 173-175, 177.

[iv]- Ibid., p. 185.

[v]­- Voir Ali Oumlil, L'histoire et son discours, essai sur la méthodologie d'Ibn Khaldoun , Casablanca, Les Editions Techniques Nord-africaines, 1979, 249 pages. Voir particulièrement p. 145.

[vi]- Mohamed Talbi, Ibn Khaldoun, Tunis, MTE,1973, p. 46.

[vii]- Ibid.

[viii]-  Ibn Khaldoun, La Moukaddima, op. cit.,  p. 174.

[ix]- Ibid.

[x]- Ibid. pp. 185-186.

[xi]-  Ibid. .

[xii]- Ibid. p. 187.

[xiii] - Ibid, pp. 265-236, 344-345 et 456.

 [xiv]-  Voir, en particulier Jean-Claude Vatin qui a essayé d'appliquer à l'Algérie la théorie de la segmentarité de Gellner, Vatin donne dans son étude les références bibliographiques essentielles de la théorie de la "segmentarité". J.C. Vatin. L'Algérie politique, histoire et société. Paris, 1974, pp. 57-6O.

[xv]- Voir par exemple, " Stateless societies, in the history of West Africa", in History of West Africa, edited by J.F. Ade Ajayi et Michael Crowder, T.1, Harlow Essex, Longman, 2em édition 1976, pp. 72-113.

[xvi]- Voir notre étude, Insurrection et répression dans la Tunisie du XIXe siècle: la mehalla de Zarrouk au Sahel (1864), Tunis, Publications de l'Université, 230 pages. Voir aussi Robert Montagne, Les berbéres et le makhzen, dans le Sud du Maroc, Casablanca, Editions Afrique Orient, pp.  403-404.

[xvii]- Edmond Burke, Precolonial protest and resistance, 1860-1912, Chicago et Londres, Univresity Of Chicago Press,1976, 306 pages. Voir p. 11-12.

[xviii]- Voir Jean Ganiage, Les origines du protectorat français en Tunisie (1861-1881), 2em édition , Tunis, 1968, MTE, p. 144. Voir aussi  Robert Montagne, op. cit., p. 400)

[xix]- "Le "Makhzen, magasin indique, par son étymologie même, l'idée d'une institution faite avant tout pour conserver une réserve permanente d'argent, d'armes et de munitions, de vivres et de provisions de toutes sortes, rassemblées dans de vastes chambres, àl'abri du pouvoir" (Robert Montagne, op. cit. , p. 396)

[xx]- Abdallah Laroui, Les origines sociales et culturelles du nationalisme marocain (1830-1912), Paris, François Maspero, 1977, 481 pages. Voir, pour l'étude de la siba, pp. 178-182.

[xxi]- Jean-Claude Vatin,  L'Algérie politique... op.cit. , p. 103.

[xxii]-  Voir Hussein Khodja, al-Miraat (le miroir), traduction en arabe de Mohamed Ben Abdelkrim, Edition  Maktabat al-Hyat, Beyrouth, 1972. Voir W. Shaler, Esquisse de l'Etat  algérien , Boston, 1826.

[xxiii]-  Voir Edmond Burke, Precolonial protest and resistance, op. cit. , Abdallah Laroui, Les origines sociales ..., op. cit.. Voir  aussi Montaigne qui fait valoir la décadence progressive des unités sociales anciennes, dans l'ensemble du Haut-Atlas ( op. cit., p.408) et la disparition des institutions berbères (op. cit., p.418 et suivantes).

[xxiv]- Voir notre étude, Dépendance et mutation précoloniale, la Régence de Tunis de 1815 à1857, Tunis, Publications de l'Université, 1984, 660 pages.

[xxv] - Voir notre étude "Eléments pour une approche de certains phénoménes de Açabiya… », op. cit., pp. 62-64.

[xxvi] - Voir André Martel, Les confins saharo-tripolitains de la Tunisie (1881-1911), PUF, Paris, 1965, pp. 60-63.

[xxvii]- Selon l'expression de Abdallah Laroui, Les origines sociales ..., op. cit. p. 180.

[xxviii]- Jacques Berque, Ulemas, Fondateurs, insurgés du Maghreb , Paris, Sindebad, 1982, 297 pages. Voir p.233.

[xxix]- Ibn Abi Dhiaf (vulgo Ben Dhiaf), Ithaf ahl ez-zaman fi akhbar tounis wa ahd el-aman , Tunis, 8 vol., 1963-1965. Voir t.3, p. 83.

[xxx]- Nezoht el Hadi, traduction Houdas, p. 424-425, cité par Montagne op. cit. p. 405.

[xxxi]- Hemdane Khodja, op. cit., p. 139.

[xxxii]- Ibn Abi Dhiaf , Ithaf ., op. cit. t.3, pp. 31-32.

[xxxiii]- D'après un manuscrit arabe, cité par A. Papier, Histoire d'un soulèvement kabyle, en 1804, suivi de considérations historiques et politiques sur les insurrections de l’Aurès, depuis la domination romaine, jusqu'à nos jours. Bône, Imprimerie Dagan, 1879, 43 pages.

[xxxiv]- Voir Pierre Grandchamp, Documents relatifs à la révolution de 1864, en Tunisie , 2 vol., Tunis, 1935. Voir aussi Bice Slama, l'insurrection de 1864 en Tunisie , Tunis, 1967. Pour une réactualisation de l'analyse de cette insurrection, voir notre étude, la méhalla..., op. cit..  et Taoufik Bachrouch, Rabia al-orbaane (Le printemps des bédouins), Tunis, 1991.

[xxxv]- Voir Abdallah Laroui, les origines ..., op. cit., pp., 354-367. Voir aussi Edmund Burke, Precolonial protest ..., op. cit. , p. 62-67.

[xxxvi]- Voir J. Ellul, Autopsie de la révolution , Paris, Camann-Levy, 1969, p. 14.

[xxxvii]- Voir notre étude, Dépendance et mutation précoloniale...,  op. cit., pp. 473-475.

[xxxviii]- Voir notre étude, " le constitutionalisme, en Tunisie, au 19e siècle", in la Revue tunisienne des Sciences Sociales, CERES, Tunis, avril 1975, pp. 253-264.

[xxxix]- Voir Ibn Abi Dhiaf, op. cit., t. 5, pp. 176-177.