Itinéraire méditerranéen aux XIX-XXe siècles

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Professeur Khalifa Chater

 

 

" L'errance n'est pas seulement une affaire de lieu, elle est aussi une affaire d'acceptation ou de rejet d'un réel ou d'un imaginaire"

(Le poète tunisien contemporain, Tahar Bekri).

 

 Dans cette Méditerranée, horizon - limite des aires d'appartenance, frontière des rêves et des défis - qui était jadis perçue comme le terme du voyage parmi les siens, la sortie de son propre monde - l'Ulysse des temps modernes s'inscrit encore comme un aventurier, à la croisée des aires de civilisations. Peut-être oubliait-il, en attendant de la revivre, qu'il participait à cette civilisation-rencontre, fondée sur cet entrelacement subtil et heureux d'éléments culturels, venus d'Orient et d'Occident. L'imagerie de l'époque occultait, curieusement, la démarcation Nord/Sud, reportant toutes les spécificités aux frontières civilisationnelles orientales et occidentales. Nous n'allons pas prendre en compte cette querelle de mots, qui consacre les Nords-Africains comme occidentaux, par les Orientaux et orientaux par les Occidentaux. Qu'à cela ne tienne, puisque les définitions ne peuvent infléchir les réalités sociétales. 

 Mer de rencontres, à l'échelle de l'homme, la Méditerranée acquiert, de nos jours, sa dimension réelle de "patrimoine" commun, que les riverains, n'ont pas été encore en mesure d'intérioriser, d'en prendre conscience. Mais est-ce sa faute ! Confirmant le diagnostic de son expert, Fernand Braudel, elle se redimensionne, réduit son territoire, à l'échelle des durées de ses itinéraires. La longue traversée de jadis occupe à peine une heure de trajet, de Tunis à Nice. Elle perd, d'une certaine façon, de ses charmes. Banalisé, le voyage ne peut désormais constituer un sujet d'entretien, car il relève du vécu ordinaire ou presque. Mais la réalité était bien différente, au XIX-XXe siècles. En dépit de la révolution des transports et de l'avènement du navire à vapeur, en l'occurrence, de la "pacification" des espaces marins, de l'institution d'une co-existence de fait, l'itinéraire méditerranéen, parsemé d'embûches, plus mythiques que réels est encore perçu, comme un voyage initiatique, une tentative d'incursion dans un monde étranger, un exercice pour élargir les connaissances et même un exploit. C'est ainsi, que nous devons situer nos partenaires du voyage, objet de notre  entretien. Nous devons restituer leurs conditions d'aventure, pour mieux saisir leurs enjeux et leurs défis et prendre conscience de leu apport. Je vous invite, au cours dette randonnée, à revoir le monde, à travers leurs yeux, à considérer leurs valeurs, à prendre acte des étrangetés qui les étonnent et à saisir l'écoulement du temps selon leurs propres mesures spatio-temporelles. 

Nous n'avons pas choisi des voyageurs du commun, mais des hommes de cours, des personnages influents - des rois, des princes et un poète de l'exil - qui accomplissent,  au-delà de leurs rivages, des excursions de tourisme d'agréments et parfois d'affaires. L'errance ne constitue guère l'objectif du voyage. Il ne s'agit pas d'une quête de l'évasion ni d'une "affaire d'acceptation ou de rejet d'un réel ou d'un imaginaire", d'après la citation du poète Tahar Bekri, mais d'une volonté de rencontre et d'une certaine façon, d'une participation à la construction d'un pont au-delà de la mer, d'une liaison outre-Méditerranée. Permettez, au méditerranéen que je suis, de faire valoir, chez ces aventuriers de la connaissance humaine, cette affirmation de leur ambition commune de transgresser les espaces, de vaincre les frontières effectives ou symboliques, de défier les obstacles mythiques ou réels. Quand on s'embarque en Méditerranée, l'homme est toujours à l'horizon. Il est l'objectif de l'exploit.

I - Le voyage d'Ahmed Bey, en France (1846) :

a) Le contexte du voyage :

"Les princes musulmans, en allant dans l'Arabie, visiter les villes saintes, aspirent à obtenir le titre de pèlerin de la Mecque (hadj); moi, je serais le premier qui ait été visiter les terres des Francs pour mériter le titre de pèlerin de la civilisation européenne"[1]. (hadj frandj)

Ainsi  décria Ahmed Bey, son aventure française, lorsqu'il a vu disparaître les côtes de la Régence de Tunisie, le 5 novembre 1846. Ces paroles qu'on lui avait attribuées - les aurait-il dites ! - mettent en valeur le caractère novateur de l'initiative, un précédent pour la cour beylicale et un renversement de perspective significatif. Il était de tradition - mais les beys tunisiens n'en étaient pas coutumiers du fait - que le voyage conduisait vers l'Est, vers les lieux du pèlerinage de la Mecque et de Médine, après une traversée des territoires musulmans libyens et égyptiens. Ahmed Bey a pris le contre-pied des us et coutumes établis, en s'embarquant sur la "mer des Roums" (des Byzantins), selon son ancienne appellation arabe, et en se dirigeant vers ses rivages septentrionaux. Au-delà des mutations de l'imaginaire et de l'émergence de nouvelles attentes et de nouveaux espoirs que cette option implique, le voyage français d'Ahmed Bey constitue une gageure d'envergure. 

"Aucun des membres de notre dynastie n'a quitté la Régence, par voie de mer[2]", confiait Ahmed Bey, à ses proches collaborateurs. Diplomate avisé, Ahmed Bey faisait état de la nouveauté du moyen de transport, occultant la dimension politique  du voyage, qui s'inscrit dans la refondation de la politique tunisienne. Bey autonome, Ahmed Bey n'était, par définition générique, qu'un simple gouverneur de province - un pacha - aux ordres de son souverain, le sultan-calife ottoman. Ultime défi, à la contingence, Ahmed Bey rend visite à la France, sans consulter le souverain d'Istamboul, qui voit d'un mauvais œil, la France établir des relations concurrentes, en Tunisie, après l'occupation d'Alger. D'une certaine façon, et employant les grilles de valeur de l'époque, Ahmed Bey brave tous les tabous, en engageant des relations de cordialités avec les ennemis de l'establishment musulman. Dans ce contexte d'épreuves, Ahmed Bey est accusé d'esquisser un renversement d'alliances. Nous préférons, quant à nous, dire que le bey de Tunis, fait valoir une nouvelle politique, qui privilégie l'option diplomatique. " Dieu sait que l'amour de mes sujets et de ma régence exige que je fasse face aux dangers, pour assurer leur sécurité. Nous supportons les affres du voyage, pour assurer la paix de leurs territoires et assurer la protection de leurs biens et de leurs êtres." Ainsi expliqua Ahmed Bey, l'objectif du voyage à ses sujets[3]. En réalité Ahmed Bey faisait valoir les intérêts de la Realpolitique  sur la solidarité organique de principe. Depuis les conquêtes d'Alger et de Constantine en 1830 et en 1837 et la reprise en main de la province de Tripoli, en 1835, mettant fin à l'autorité des Karamanly, les princes husseinites identifiaient simultanément deux dangers aux frontières, qu'ils essaient de conjurer en adoptant une subtile politique de bascule[4].

Pour mieux situer ce voyage dans son contexte, nous devons rappeler que l'Europe occidentale constituait, simultanément depuis l'expédition de Bonaparte en Egypte, un centre répulsif qui inspirait la crainte et un pôle attractif qui forçait l'admiration.  Dans la lignée de Mohamed Ali Pacha d'Egypte, de Chakir Sahab Et-Tabaa, l'influent ministre tunisien, Ahmed Bey  était plus attentif au modèle de progrès, de développement - qu'il appelait alors omran - et de modernisation. Il avait engagé, son pays, dans une ambitieuse politique de réformes politiques, économiques et militaires. Qu'il nous suffise d'évoquer l'abolition de l'esclavage et de la traite (1842-1846), le développement de l'armée moderne et la création de nouvelles industries à l'européenne. Il légitima sa politique de "l'emprunt à l'Occident" sur les discours réformateurs de deux illustres membres influents de l'intelligentsia éclairée de l'époque : le professeur et poète Mahmoud Kabadou et le ministre historien Ahmed Ben Dhiaf.

Ayant pris la décision d'effectuer son voyage, Ahmed se soucia d'obtenir, au préalable, l'accord de sa mère, après avoir mis au courant les membres de son équipe gouvernementale : "Ma mère n'a que moi. Etant donné qu'aucun membre de notre famille n'a quitté la Régence, par voie de mer, je crois que mon voyage peut l'inquiéter. Je ne peux me réjouir de ce qui peut l'affecter". Ultime précaution, Ahmed Bey demande à son ministre - précepteur, Mustapha Sahib et-Tabaa, de la mettre en condition, avant de la voir :

- Ahmed Bey : "J'ai estimé de mon intérêt d'aller en France".

- La mère :" Tu assumes mon fils une charge qui exige des voyages, par terre et par mer. Les femmes ne sont pas en mesure de connaître les affaires politiques. Mais vous avez des ministres et des conseillers, consultez-les. S'ils approuvent votre opinion, que  vous soyez sous la protection de Dieux. Je me bornerais à prier (pour votre salut[5])". 

La mère d'Ahmed Bey, était une captive italienne, prise avec sa mère et sa sœur, avec 900 autres prisonniers, lors de l'attaque des corsaires de Tunis, en 1798, de Saint Pierre en Sardaigne. Mahmoud Bey prit en charge la famille captive, procéda à l'éducation des deux filles et maria son fils, Mustapha Bey, avec l'une d'elles. D'une certaine façon, la mère du bey était - par ces deux faits fondateurs de sa personnalité : la naissance et l'éducation - à cheval entre les deux rives. Intégrée dans la nouvelle aire, par sa promotion comme dignitaire, femme de prince, femme de bey et reine-mère, elle ne pouvait oublier qu'elle vivait malgré tout, dans un exil doré, qui lui permettait de partager les héritages méditerranéens communs. Il s'agissait, d'une certaine façon, pour Ahmed Bey, et davantage évidemment pour sa mère, de personnes relais entre les cultures et les civilisations des deux rives. D'un point de vue affectif, le voyage permettait peut-être au Bey Ahmed de retrouver une partie de son patrimoine, de l'héritage culturel de sa mère.

b) Le voyage vers Toulon : Ahmed Bey s'embarqua à la Goulette, le jeudi 5 novembre 1846, à bord du Danté, un petit vapeur que lui avait offert Louis Philippe. Une suite nombreuse formée par le Premier ministre Mustapha Khaznadar, le ministres de la guerre Mustapha Agha, le ministre bach-Kateb, (le préposé à la correspondance), l'historien Ben Dhiaf, le ministre d'origine italienne Joseph Raffo, qui dirigeait de fait le Département des Affaires Étrangères, le capitaine Hassouna Mourali et des gardes de l'armée régulière. Le consul de France de Lagou, accompagnait le souverain[6]. Les témoins ne laissèrent pas de description du voyage. Et d'ailleurs, le voyage n'inaugurait guère, dans ce cas, la transgression dans un monde étranger, étant donné que l'équipage tunisien, réglait, sans doute, le vécu à bord, selon les coutumes du pays. Dans ce cas, les frontières symboliques étaient bien au-delà de la mer. On rapporta seulement "qu'après une traversée heureuse et une navigation de quatre jours[7]", le bey arriva, à Toulon, le 8 novembre 1846. L'amiral le salua, en compagnie des deux plénipotentiels : le premier secrétaire interprète du ministre des Affaires étrangères M. Alix Desgranges et un aide de camp du ministère de la Guerre qui étaient venus de Paris pour l'accueillir, et organiser son voyage vers Paris.

L'accueil fut triomphal. Les bateaux  de l'escadre étaient pavoisés aux couleurs tunisiennes. Des salves d'honneur étaient tirées. Le bey accepta, de bonne grâce, que le bateau fut soumis à la quarantaine de cinq jours, "puisqu'il appliquait, dit-il, lui-même, les mêmes mesures de prévention sanitaire".  Aussitôt le délai expiré, l'amiral est remonté à bord, pour saluer le bey. Il lui déclara :" La France a été très touchée par votre visite. Elle vous reçoit, comme vous avez reçu les fils de son souverain". Ne s'agit-il pas d'une redimension du voyage, puisque on explique au bey les honneurs qu'on lui rend, par son accueil chaleureux des princes français et qu'on évite, malgré les subterfuges diplomatiques et les nombreux gestes de sympathie de le considérer comme partenaire du souverain français, en dépit de l'accueil particulièrement chaleureux.  Mais la question  n'était pas de la compétence des autorités locales. L'amiral prit place, avec le bey, dans la chaloupe, qui devait accoster le quai. Salué par de nouvelles salves d'honneur de l'escadre, acclamé par les marins, le bey put ainsi débarquer au port de Toulon, le 13 novembre, où il fut reçu par les autorités civiles et militaires.  

c) la visite de la France : aussitôt arrivé, le bey visita, en compagnie de l'amiral, l'arsenal, ses chantiers navals, ses dépôts de munitions et ses équipements de protection contre l'incendie où des exercices furent exécutés en sa présence[8]. Le lendemain, Ahmed Bey visita  le nouvel arsenal et la grande tour. Ahmed Bey résida à Toulon, à l'amirauté, en tant qu'hôte d'honneur. Puis le bey se dirigea vers Paris, monté dans un carrosse de l'Etat, tiré par six chevaux. Il put ainsi effectuer, en huit jours, le trajet de d'un mois. Toulon n'était, dans le cadre de ce voyage princier qu'un relais vers la capitale. Mais elle fut " le site d'initiation", le point de départ de la découverte  d'un pays qui s'industrialise, développe son agriculture, modernise son armée et fait valoir les intérêts qu'il porte aux créations artistiques. "Celui qui emprunte la route de Toulon à Paris perçoit la signification du omrane , l'image du progrès, dans les domaines de la civilisation et les conséquences de la paix et la sécurité". Nous retrouvons ce concept de oumrane , un mot-clef de la pensée réformiste tunisienne. Puisé dans le langage du grand sociologue maghrébin Ibn Khaldoun[9], le mot oumrane signifie l'occupation optimum du sol et le peuplement et la civilisation urbaine qu'ils impliquent. Re-actualisé, ce mot adapte sa signification au contexte. Cet ideal-type correspond, à ce que les voyageurs tunisiens trouvent en Europe. Serait-il anachronique, de traduire le oumrane , par le développement, puisque les observateurs tunisiens définissaient ainsi le développement des activités agricoles et industrielles européennes.

La visite de Paris,  fut l'objet de l'émerveillement du bey et de sa suite.  "Nous arrivames à Paris, dit Ben Dhiaf. Mais comment décrire Paris ! Une belle hétaïre, accueillant avec le sourire les visiteurs ! Toutes les merveilles du monde, s'y trouvent. Tout ce qui est beau y est rassemblé[10]". Les hôtes tunisiens, qui résidèrent dans le palais Elysée Bourbon, furent conviés au  théâtre et visitèrent le château de Versailles, l'hôtel de la Monnaie, les ateliers Gobelins et la Bibliothèque Nationale où ils remarquèrent le grand intérêt porté à l'acquisition du savoir et la collecte des livres. On leur présenta, à cette occasion, de nombreux Coran et autres livres "musulmans". Entouré d'égards, par le roi de France et ses ministres, Ahmed Bey fut très attentif aux réalisations modernes, des exemples à suivre, pour ce fervent réformateur.

A son retour, Ahmed Bey consacra une journée et une nuit, à la visite de Marseille, prenant contact avec des anciennes connaissances, parmi les commerçants ayant vécu à Tunis et quelques notables. Puis il y visita la raffinerie de sucre. Il rejoignit Toulon, où il embarqua, à bord du navire que le roi de France mit à sa disposition, pour  lui éviter le mal de mer et les imprévus d'une croisière, en saison de tempêtes. Le voyageur illustre s'embarqua sur le bateau qui a servi, au voyages des princes à Tunis. Il aurait été très instructif de connaître les conditions du voyage, qui d'une certaine façon, prolongeait le séjour à l'étranger. Mais les sources se taisent. Peut-être voulaient-elles éviter de transgresser des tabous, de franchir des frontières d'intimité d'un souverain chéri, dans son vécu privé ?

II - Le voyages de Beyram V, en Italie (1875) :

Appartenant à la lignée des grands oulémas hanéfites, qui ont joué un rôle de premier plan, au sein de la Zeitouna, l'université traditionnelle prestigieuse et dans la magistrature, le corps du Charaâ. De formation zeitounienne, Beyram V (Tunis 1840 - Halwane 1889), devait se distinguer, au sein de la grande lignée des Beyrams, en assumant, après une brillante carrière dans les domaines réservés aux oulémas, comme eux - je citerais notamment Mohamed Beyram II, son arrière-grand-père, Mohamed Beyram III, grand-père et Mohamed Beyram IV, son oncle - des charges politiques, au sein de l'équipe des réformateurs, formée par le Ministre Khéréddine. Beyram V, faisait valoir, outre sa parenté prestigieuse, cette filiation intellectuelle avec les Réformateurs, se démarquant ainsi de son oncle Beyram IV et de ses collègues de l'Establishment religieux, qui s'étaient opposés au Pacte Fondamental (1857) et à la Constitution de 1861[11]. Nommé Premier ministre, en octobre 1973, Kéreddine nomma Beyram V, président de la Commission d'administration des biens Habous (de mainmorte), puis Directeur de l'Imprimerie officielle (1875) et responsable, dans le cadre de l'exercice de cette charge, du journal officiel tunisien, ar-Rayid, le porte-drapeau de la mouvance réformatrice. Atteint d'une maladie nerveuse, qu'il ne put soigner à Tunis, Beyram V, accomplit des voyages en Europe, pour se soigner.

Pourvu d'un passeport, rédigé en Français - des passeports écrits en arabe étaient fournis aux voyageurs vers les pays musulmans, nous confie le voyageur - Beyram V s'embarqua, à La Goulette,  pour l'Italie, le 18 novembre 1875, à 17 heures de l'après-midi, sur le navire à vapeur du courrier italien Foria, en première classe. Il était accompagné de deux serviteurs, dont l'un d'eux parlait l'Italien, le Français, l'Allemand et l'Arabe. S'agissait-il d'un compagnon européen, qu'il aurait pris à son service ? Nous ne le savons pas. Beyram V rencontra, sur le bateau, son collègue le cheikh Salem Bouhajeb, qui regagnait l'Italie, pour rejoindre le Ministre Hussein, en mission officielle.

a) - Cagliari (19 novembre 1875) : Le navire arriva le lendemain, à Cagliari, en Sardaigne. Beyram V remarqua que la Sardaigne était dépourvu de oumrane  (la civilisation-urbanisation).   Tout en remarquant l'importance de son trafic portuaire, rendez-vous des navires-courriers, exportation du sel, des fruits et des légumes, il signala que Cagliari  était une agglomération peu motamassira , peu urbanisée et que "la plupart de ses routes étaient étroites, que ses immeubles de style européen, ne dépassant pas quatre étages[12]". Peu impressionné par le pittoresque populaire de Cagliari, notre visiteur affirma que " les rues (escarpées)  étaient fatigantes pour la vue et la marche et qu'on voyait des cordes qui s'étendaient entre les rues, couvertes de linge et que leur literie était semblable à la literie européenne". Soucieux de présenter une vue globale, notre voyageur décrivit les différents aspects de Cagliari, son jardin public animé dimanche et les jours de fête, par une clique militaire, ses hôtels de différents niveaux, ses places publiques, pourtant modestes, ses cafés et ses établissements commerciaux. Sans doute était-il plus attentif aux signes de progrès, telle la voie ferrée en construction, l'hôpital, les écoles, les imprimeries et notamment les quatre journaux. Présentant la société sarde, Beyram V distinguait "les notables et les étrangers, vêtus à l'européenne et les autres habitants habillés grossièrement, avec des pantalons semblables aux pantalons de Tunisie. Les femmes étaient vêtues à l'européenne mais modestement. Elles portaient à leurs pieds des sabots, qu'il appelle kobkabs , empruntant le mot tunisien Sans qu'il le dise formellement, Beyram V, suggère que la Sardaigne était une région de transition entre l'Europe industrialisée et l'Afrique du Nord. Mais son jugement était sans appel : " Ce qui domine, dit-il, c'est le non - tamaddoun , l'absence de civilisation urbaine".

b) - Naples (20 - 28 novembre 1875) : Dès le lever du soleil, Beyram V, découvrait la baie de Naples, l'île d'Ischia et le cône fumant du Vésuve. Puis le navire accosta à Naples[13], "port bien plus important que Cagliari, mais bien moins fréquenté". Beyram V et ces trois compagnons s'installèrent dans l'un de ses hôtels. Ce qui lui donna l'opportunité de décrire les chambres d'hôtel et leur équipement : un lit, des fauteuils, une garde-robe, une grande glace, une horloge, des serviettes, une bougie, une table et de quoi écrire. Mais l'hôtelier fournit, le papier et les bougies (supplémentaires) sur demande et aux frais des clients. Il s'attarda sur la description du service, le petit-déjeuner, puis les repas, dans la salle à manger : 5 ou 4 plats, avec viande, poulet et poisson, puis fromage et fruit.

Ayant séjourné huit jours à Naples, Beyram V, décrit ses principaux sites touristiques : Le Palais royal, le théâtre San Carlo, le musée et l'église etc. Beyram V remarqua le déclin du Palais Royal, depuis la réalisation de l'unité italienne, puisqu'il devint l'un des châteaux, entres autres de la monarchie établie à Rome et surtout la fermeture du  théâtre San Carlo, depuis deux ans, puisque les recettes n'arrivaient plus à couvrir ses dépenses, en dépit de sa capacité d'accueil qui était de 1500 spectateurs. Les six étages étaient réservés aux loges, alors que l'orchestre avait une capacité d'accueil de 630 spectateurs. Le deuxième château, sans doute, l'ancienne chartreuse San Martino - Beyram V parle du château Capodi Montani - était converti en musée. le visiteur tunisien se livra à une description de l'importante collection d'Art antique, dont des vestiges de Pompéi et des momies égyptiennes, du Musé National. Il fut très intéressé par le grand hôpital et la qualité de ses services, n'omettant pas de signaler, les visites des femmes de bien aux  malades, pour les aider et les soutenir. L'Université suscita également son admiration, avec ses différents départements (médecine, politique, commerce, chimie, pharmacie, bâtiments, astronomie, algèbre et mathématiques) et sa riche bibliothèque. Il y avait, lui avait-on dit, plus de cent trente mille livres, la plupart imprimés, y compris des livres en arabe, en hébreux, en grec, en latin et. Il remarqua l'existence d'un Coran lithographié, livre saint musulman,  ainsi que des traductions de la bible en  six langues : l'arabe, l'hébreu, le grec, le latin, le himyarite et le syriaque[14].

Beyram V se rendit à Pompei, la ville qui fut ensevelie, lors de l'éruption du Vésuve, sous les laves du volcan. Le drame de Pompéi serait d'après notre voyageur, le châtiment de Dieu, punissant cette ville de plaisirs,  célèbres par ses jeux de cirques où des hommes étaient mis en pâture, aux animaux sauvages. Les spectateurs de Pompéi, y compris les femmes - ultimes transgression, se mettaient à rire, en voyant ces scènes.  Ce qui provoqua le tremblement de terre - châtiment.

Après avoir été examiné par les médecins Thomasi et Contani, Beyram V quitta Naples.

c) - La visite de Rome (30 novembre 1875 - 5 décembre 1875 : Aussitôt arrivés à Rome[15], Beyram V et ses compagnons s'installèrent dans un hôtel. En y reprenant leurs  bagages, à la gare, ils durent constater que l'un de leurs burnous a été volé, au cours du voyage. Après avoir rencontré le Docteur Bashly, l'un des plus célèbres médecins de la ville, Beyram V consacra son temps à la visite de la ville. Utilisant le même critère d'appréciation, Beyram V estima que "les habitants de Rome était bien plus civilisés que ceux de Naples". Preuves à l'appui, "toutes ses routes étaient propres". La basilique Saint -Pierre - qu'il appela à tort Saint-Paul, lui semblait curieuse, par sa taille élancé, dans le style gothique, que notre lettré musulman ignorait. Il admira ses coupoles et les "mosaïques qui ornent ses murs". Puis il décrivit le Vatican, l'Etat pontifical : "L'un des plus grands palais royaux,  comprenant 1200 chambres et une des plus riches bibliothèques italiennes, dont de nombreux manuscrits, écrits dans les langues anciennes". Beyram V affirma même qu'il y avait un évangile très ancien, en langue arabe himyarite, reproduisant le verset coranique, où Jésus Christ affirmait "qu'un messager, du nom d'Ahmed - autre prénom de Mohamed - viendrait après lui. Beyram V n'a pas vu cet évangile, ni lu lui-même ce verset mais il affirme qu'un Anglais l'avait lu et qu'un des hommes de confiance lui rapporta ce fait de l'Anglais lui-même.  Nous voilà, par cette anecdote, remis dans le contexte historique de l'époque, des controverses religieuses et des débats passionnés entre les religieux de part et d'autre de la Méditerranée. Autre anecdote intéressante du séjour romain, Beyram V et ses compagnons rencontrèrent le prêtre arabe Darouni qui se proposait de leur faire visiter le château du Vatican. Mais ayant appris que le pape se proposait de les recevoir, ils s'excusèrent, sous prétexte, qu'ils reprenaient leur voyage. Beyram V estimait, en effet, que cette visite impliquait qu'on montre de la déférence vis-à-vis de ce pape, à l'instar des rois qui lui rendent visitent et qu'ils devaient éviter ce comportement protocolaire pour des raisons religieuses. Beyram V estimait, cependant, que rien n'interdisait les visites des églises, puisque les touristes étaient dispensés, depuis la réalisation de l'unité italienne, par les Sardes, de toute pratique religieuse, dans ces lieux de culte. On pouvait, dans ce cas, visiter les églises comme les palais. Beyram V prit acte  de ce principe de tolérance et affirma :"Puisque le musulman jouit de l'amane (la sécurité), en entrant dans leurs monuments, il n'y a pas lieu de leur porter atteinte ou de les trahir".

Notre voyageur continua ses visites, mettant en valeur les vestiges de l'antiquité et notamment le Colisée, "un grand lieu de distraction, en ruine, semblable à celui de Pompéi". Il assista à une séance du parlement italien et fut surpris de voir  les députés, critiquer le gouvernement et remettre en cause sa gestion financière, en présence des journalistes. Cette leçon de démocratie directe - en dépit de certains écarts de langage de la part d'un député sicilien - devait impressionner notre réformateur, alors qu'il était favorable à l'institution, en Tunisie, d'un régime constitutionnel. Des journalistes remarquèrent même la présence de Tunisiens, dans l'enceinte parlementaire italienne. Beyram V nota que ses costumes et ceux de ses compagnons suscitaient la curiosité et les attroupements, dans les agglomérations où les habitants manquaient d'éducation, de telle manière qu'il résolut de ne plus se déplacer qu'en carrosse.

d) - Les dernières étapes du voyage : Après une escale à Livourne, Beyram V se dirigea vers Florence, en remarquant, au passage,  la célèbre tour penchée de Pise. Florence suscita son admiration, par sa propreté, l'éducation de ses habitants, ses places et ses jardins[16]. Mais en dépit de quelques remarques hâtives, telles l'observation de la  décoration d'une église, avec ses revêtements de marbre en bandes alternativement blanches et noires et la description d'un dôme, en grande partie en verre, Beyram semblait dépassé par cette collections de monuments artistiques, ces chefs d'oeuvre d'une culture artistique raffinée et qui lui est étrangère. Il s'y plaisait, certes mais ne put  décrire ce qu'il voyait. Fait intéressant, dans cette vile où il séjourna chez son collègue le ministre Hussein, Beyram V rencontra le médecin Schife qui lui aurait conseillé un traitement pertinent : Son un mal incurable, sans être dangereux, pouvait être traité, en suivant un régime, en s'éloignant du littoral marin et en évitant de se surmener.

Le voyage à Turin[17] permit à Beyram V, d'apprécier le développement du oumrane , en pleine campagne italienne.  Il découvrit, à Turin, le métro, tiré par deux chevaux et roulant sur voie ferrée. Visitant sa bibliothèque, il constatant l'affluence des lecteurs, des centaines et quelques femmes, alors que la bibliothèque de Naples était quasi déserte (quelques lecteurs seulement), concluant ainsi que les Turinois étaient plus instruits.

A Turin, Beyram V prit le train, pour Paris, sur un train avec wagon-lits, où il se réserva une couchette. Il était muni, au cours de voyage, de sa trousse de toilette, ses serviettes et surtout une petite boussole, pour lui indiquer la direction de la Mecque, pour effectuer ses prières. Arrivé à Modène, il fut transféré sur le train français, pour continuer son voyage[18].

Nous avons privilégié cette relation italienne, puisé dans le livre de Beyram V, Safwat el-itibar[19], une véritable encyclopédie. Ayant quitté, pour toujours Tunis, en octobre 1879, deux années, après la démission de Khéreddine, Beyram V multiplia ses voyages à Malte, en Egypte, en Turquie, en Angleterre, en Allemagne et en Autriche, puis il s'installa au Caire, où il rédigea son traité. A l'instar de son maître à penser Khéreddine, qui publia en 1867, les réformes nécessaires aux pays musulmans[20], qui était une histoire des progrès européens et un plaidoyer pour les réformes, l'oeuvre de Beyram V est une présentation des différents pays, alliant les synthèses géographiques et les observations personnelles.  Il atteste, chez le lettré tunisien, en dépit de sa formation zeitounienne, une éducation générale qu'il a pu compléter par ses voyages et sa volonté d'ouverture évidente.

 III - Le voyage de Naceur Bey, en France (1912) :

a) Le contexte du voyage[21] : Ce voyage a été accompli par Naceur Bey, fils de Mhamed Bey, qui a promulgué Ahd el-Aman, le Pacte fondamental, la déclaration des Droits, en 1857 et père de Moncef Bey, qui devait s'illustrer comme le grand bey nationaliste, l'exception husseinite, si je peux m'exprimer ainsi. Né le 13 juillet 1855, Naceur Bey prit symboliquement - puisque la Tunisie était un protectorat, depuis 1881 - les rênes du pouvoir, le 29 août 1896. 

Pour Naceur Bey, le voyage en France ne se présente pas comme une innovation ou un acte de rupture. Il s'agit, pour le bey de Tunis, d'effectuer un voyage dans la métropole, de rendre visite au pôle du pouvoir français, qui gère la Régence de Tunis, en tant que protectorat. Le déplacement a lieu à l'intérieur de l'aire française, d'une périphérie nord - africaine à un centre français, d'un relais du pouvoir colonial, qui asservit, en fait, "une souveraineté beylicale", minorisée, formelle, sans attributs effectifs et plus symbolique que réelle. Mais la Méditerranée - pont relie, en dépit de l'unité politique de l'empire français, des champs de civilisations différentes, des dichotomies irréductibles: Christianisme/Islam, puissance industrielle /économie traditionnelle, souveraineté/dépossession coloniale. De part et d'autres de la Méditerranée, malgré des courroies de transmissions efficaces, une connaissance de la langue française largement partagée par les nouvelles élites, une domination de l'appareil gouvernemental français, une libre circulation des produits surtout métropolitains, le voyage garde une certaine dimension touristique, comme instrument de découverte et d'exotisme. Il implique, en dépit de tout, une certaine distanciation spatiale et civilisationnelle. Etait-ce bien le but recherché par Naceur Bey ?

Peut-être faudrait-il l'inscrire dans les nouvelles traditions acquises, dans les colonies, où les fonctionnaires français mettent à profit le billet annuel de transport entre la colonie et la métropole pour effectuer des séjours de vacances, en France. Les hauts fonctionnaires français de Tunisie - peut-être s'agit-il d'une tradition plus générale ? - avaient l'habitude d'effectuer des cures thermales, dans les villes d'eaux, en France. Fait révélateur de l'intérêt porté par la Nomenclatura coloniale, aux cures thermiques, sa gazette "La Tunisie illustrée" publia, des articles présentant les villes d'eaux et définissaient leurs compétences médicales[22]. Effet d'entraînement, recherche d'alliance, signe d'appartenance à l'Establishment colonial, des résidents généraux, des contrôleurs civils et à leur traîne, des hommes du makhzen tunisien : caïds et vice-caïds se réunissaient dans les cures thermales où ils recréaient leurs microcosmes privilégiés, tout en étant débarrassés des épreuves des quotidiens ou de la gestion laborieuse de leurs affaires. Pour les membres du makhzen tunisien, ces voyages relevaient du mimétisme, d'un acte d'appartenance à l'establishment, d'une opportunité de rencontre avec les détenants du pouvoir colonial. Au delà de tout, il s'agissait d'un acte de faire valoir, d'une auto-affirmation au niveau des symboles et des signes du pouvoir, d'une participation au jeu subtil des influences, lorsque les lieux de rencontres occasionnels s'érigent en arrières-salons du pouvoir. On traverse la Méditerranée, on part en France pour consolider ses acquis dans la hiérarchie du pouvoir colonial. Dans quelle mesure, est-ce que le voyage de Naceur Bey ne relève pas, de ce même souci de démonstration, de mimétisme, de faire valoir, porté à de plus hauts niveaux car cela concerne des rencontres au sommet, entre l'autorité métropolitaine et le "possesseur du Royaume de Tunis[23]", selon l'expression consacrée.

Mais si l'on inscrit ce voyage, dans ce contexte politique tunisien - les événements du Djellaz, le 7 novembre 1911, premier grand soulèvement nationaliste de protestation contre la décision d'immatriculer le cimetière de Tunis, le boycottage de la population tunisienne du tramway, dès le 9 février 1912, dont un des conducteurs italiens a écrasé un enfant tunisien et l'arrestation ou l'expulsion des dirigeants du mouvement Jeunes-Tunisiens qui s'en suivit, nous remarquons cette volonté du bey d'ignorer le mécontentement populaire, de s'inscrire en dehors de la mouvance nationale et d'opter pour un dépassement des événements. Naceur Bey, expliqua son voyage notamment par son souci de répondre à l'invitation du Président de La République française Armand Fallières, qui a visité la Régence de Tunis, en avril 1911. Le Président français devait, au cours de cette visite, inaugurer le Lycée qui devait porter son nom et prendre connaissance de la situation du pays. "Je suis venu, pour me promener mais pour voir et écouter"[24], affirmait-il. Il put, en effet, effectuer sa mission de représentation, présider les cérémonies protocolaires, assister à un grand déjeuner dans l'arène de l'amphithéâtre d'El-Djem - ce qui permit à Naceur Bey de transgresser ses traditions et de franchir les limites de la banlieue de Tunis[25]  -, mais il eut rarement l'occasion, le désir ou les moyens "de prendre connaissance des revendications de la nation". Tout juste, apprit-il, d'une façon fortuite, lorsqu'il interrogea des jeunes bédouins, qu'ils n'étaient pas allés à l'école[26]. Mais le contexte des relations franco-tunisienne a bel et bien changé, lors du  voyage de Naceur Bey, en France. Occultant le contexte, Naceur Bey recherche par dessus tout à cultiver des relations de solidarité avec les hommes du pouvoir français qui se rendent bien compte qu'il constitue une autorité de vitrine, une souveraineté symbolique sinon formelle. Mais les cérémonies protocolaires peuvent être utiles pour construire des images à faire valoir auprès des populations tunisiennes et françaises.

Ce voyage, fut-il protocolaire essentiellement, permet cependant, d'avoir des "instantanés" de la vie du sérail tunisien, de surprendre  quelques moments d'intimité, de regarder, d'une certaine façon, du petit trou de la serrure, si l'on peut s'exprimer ainsi. Dans leur vécu, au cours de la traversée, le bey et les princes husseinites qui l'accompagnaient - ses propres fils - assisteront à des cérémonies protocolaires. Tout en vivant les scènes de représentation, ils ne peuvent exclure de leur vécu, les comportements de leur vie privées. Ce qui atteste, en dépit de tout, de l'apport de cette relation du voyage princier, à Paris, pour assister, en tant qu'invité présidentiel, aux fêtes du 14 juillet. 

b) Le  voyage et ses étapes : Une délégation d'une dizaine de collaborateurs, ayant à leur tête, ses deux fils Moncef et Hachemi, le Premier ministre Youssef Jaït, le ministre de la Plume Mohamed Taïb Jallouli, le Secrétaire Général aux affaires judiciaires, l'influent Jean-Bapiste-Bernard Roy, accompagnait Naceur Bey, au cours de ce périple. Naceur Bey s'est embarqué, le 10 juillet à dix heures, quarante cinq minutes du matin, à Bizerte, à bord du croiseur "Victor Hugo", mis à sa disposition par le gouvernement français. Etant donné "l'état de la mer qui interdisait l'embarquement, en rade, à la Goulette", le bey prit le train pour regagner Bizerte puis il monta sur le remorqueur pour rejoindre le "Victor Hugo", mouillé à l'entrée de la baie. Il fut reçu par le capitaine de vaisseau Clarke, commandant  le croiseur qui lui présenta son état-major. Naceur Bey s'avança vers la chaire qui lui a été réservée et s'assit. Le capitaine Clarke effectua la levée drapeau royal husseinite, qui "se mit à flotter de joie avec le drapeau français[27]". Durant cette traversée, Naceur Bey et la délégation tunisienne qui l'accompagnait, avaient l'opportunité de vivre, une expérience inconnue, dans une unité navale de guerre. Ces 700 marins et ces 23 officiers, commandés par le capitaine Clarke représentaient un microcosme de la marine française.  Fait d'évidence, la vie dans le croiseur  français assure d'ors et déjà le transfert de l'imaginaire mais aussi du vécu, entre les deux mondes.

Nous avons peu de renseignements sur la vie privée du Bey, dans ses appartements à l'arrière du bâtiment, lors du voyage. On sait seulement que le bey s'y reposait après ses repas et qu'il y faisait ses prières en privé. On retrouve  ainsi, la tradition musulmane sunnite qui évitait, en matière religieuse, les démonstrations publiques. Unique indiscrétion ou entorse au respect de la vie privée, Naceur Bey consacra, une partie de sa journée, lors de la traversée Tunis - Toulon, après la visite du bateau (salon des officiers, chambrées des marins, magasins d'armes, infirmerie, pharmacie, service du télégraphe etc.), à des discussions avec ses ministres et au jeu des échecs.

Innovation, par rapport au voyage d'Ahmed en 1846, Naceur Bey rejoignit Paris, par le train, après un court séjour à Toulon. Il y visita le port le Mourillon qui accueille la navigation de plaisance et les passagers pour les îles de la Méditerranée occidentale, puis il se rendit à l'arsenal. Cette visite de la pièce maîtresse de la puissance navale française devait faire valoir aux yeux du bey, la puissance de la métropole et conforter la légitimité du régime du Protectorat. En tout cas, c'est ainsi que l'explique l'historiographe de la Rihla[28].

Les cérémonies protocolaires redevenaient prioritaires, lors du séjour parisien (13 juillet - 16 juillet : Séjour officiel et 16 - 21 juillet : séjour privé). Naceur Bey qui habita la Résidence le Crillon, qui lui a été réservée par le gouvernement français eut l'opportunité de visiter les hauts lieux du tourisme : Hôtel de la monnaie, Municipalité de Paris, château de Versailles,  Opéra de Paris, Palais Orsay, Jardin des plantes, musée Grevin etc. Ultime honneur, Naceur Bey fut convié à présider, en compagnie du Président de la République française, la revue militaire du 14 juillet. Puis le bey reprit le chemin du retour, pour Tunis où il arriva le 23 juillet.

c) Les conséquences d'un voyage diplomatique :

Le voyage de Naceur Bey en France est un non-événement, à moins qu'il ne s'agisse de détourner les populations tunisiennes et françaises des derniers affrontements du régime colonial, avec les populations tunisiennes. D'un certain point de vue, Naceur Bey aurait fait un voyage d'agrément en France, pour se distraire des problèmes de l'heure et oublier, peut-être, les différents procès des membres du mouvements Jeunes-Tunisiens, puis des accusés des événements du Djellaz et les condamnations pour l'exemple que les accusés risquaient. Les événements du Djellaz furent d'ailleurs évoqués par le journal français l'Intransigeant, lors de l'interview que lui a accordée le ministre Taïb Jallouli :

"Question : Quel est l'attitude des habitants de la Régence, après les jugements rendus dans l'affaire des désordres commis par certains tunisiens?

Réponse : Ils ont les mêmes attitudes qu'avant, puisque ce qui s'est passé fut le fait d'un groupe de criminels, connus par la police et que l'ensemble des habitants n'a pas participé (aux désordre) ce qui explique que les mesures répressives prises n'ont pas soulevé de protestation[29]". Or tous les observateurs avaient remarqué la large assise populaire du mouvement, dans une large mesure spontané, de protestation contre l'immatriculation du cimetière.

A défaut d'être acteur, Naceur Bey assume son rôle en tant que figurant auprès de l'équipe de la Résidence qui l'asservit. Mais les apparences restent sauves, puisqu'on le gratifie du titre prestigieux de souverain. Notons cependant que les représentations ne sont guère gratuites ou plutôt sans effet. Elles créent des précédents, permettent des ouvertures, confortent les nostalgie et nourrissent les frustrations. Peut-être n'a-t-on pas donné sa juste mesure aux effets du voyage sur les deux princes Moncef Bey et Hachmi Bey, qui ont eu une heureuse opportunité de découvrir des nouveaux mécanismes d'exercice de pouvoir, de différentes méthodes de gestions des affaires et des définitions différentes de la souveraineté nationale.

Fait d'évidence, ce voyage permettra de s'empreigner de la vie française. Ces hommes du sérail, embarqués dans cette aventure méditerranéenne, ont sans doute le sentiment de franchir un seuil. A mesure que se déroule le voyage, ils vont découvrir des habitudes sociales différentes. Qu'il nous suffise de considérer les pratiques culinaires qu'ils découvrent en France. La Rihla décrit les différents menus des repas des hôtes tunisiens. Trois repas[30] ont été servis au cours de la traversée, annonçant sans doute aux visiteurs tunisiens d'autres us et coutumes, ne serait-ce cet abandon des mets à la turque, qui constituaient la spécialité alimentaire des élites du pouvoir beylical. Et n'oublions pas cette profusion de salades, d'hors d'œuvres et de desserts. Un recensement exhaustif des repas décrits par la rihla nous permet de découvrir  23 menus : 4 au cours des traversées Tunis-Toulon, 2 dans les trains Toulon - Paris et retour, 16 à Paris et un à Toulon.  Mohamed Naceur s'accommode des repas qu'on lui sert, sans se soucier de faire préparer des plats tunisiens. Il donne un dîner officiel de 64 couverts, aux dignitaires français, qu'il a connus à Tunis, le 16 juillet à sa Résidence officielle du Palais Crillon. La liste des plats servis[31] : melon glacé, soupe au lait, plat Théodore, viande Orlof, Poulet à la Crillon, tarte aux pommes,  salade à la Louisette, asperge à la crème, artichauts à la Mornay, gâteau de Marie, fruits etc. C'est dire le niveau d'adaptation de Naceur Bey, puisque que la table des hôtes tunisiens ne présente que des plats français ou européens ! Mohamed Belkhodja s'en tient au menus qu'il présente sans commentaires. Mais il s'en tient à l'étiquette et prend soin de ne pas décrire les atmosphères, les commentaires, les réactions spontanées. Il a laissé taire la rumeur et évité, par éthique ou par diplomatie, de lire les silences, de noter les mouvements d'humeur, d'enregistrer les détails des conversations qui sont davantage bien plus instructifs que les discours officiels.

Le voyage permet ainsi à la délégation tunisienne d'effectuer une adaptation progressive aux us et usages européens. On se rend compte que les comportements et les normes changent ainsi que l'univers familier du voyageur qui effectue sa mue. Au - delà des transgressions des horizons linguistiques, l'intrusion dans un nouveau monde peut affecter les repères, les références, les valeurs et peut-être même les représentations des découpages du monde et la répartition des temps sociaux, qui construisent notre imaginaire. D'après le témoignage de son historiographe, Naceur Bey n'a fait part ni de ses états d'âme, ni de ses inquiétudes. Peut-être s'est-il tout simplement laissé vivre, cette échappée du temps tunisien, cette évasion de son environnement, dans une quête d'évasion des réalités obsessionnelles. Alors que d'autres décidaient d'aller cultiver leurs jardins, Naceur Bey voulait se retrouver, dans une quête vaine de libération de son exil intérieur.

 III - Le périple méditerranéen d'Ali Douagi (1933) :

a) Ali Douagi, l'errance d'un marginal : Ali Douagi (Tunis 1909 - Tunis 1949), qui était peut-être le plus célèbre écrivain de l'avant-garde tunisienne, a surpris l'intelligentsia tunisienne, en publiant son "périple à travers les bars méditerranéens", en 1935, dans la revue el-Alam el-Adabi  (le Monde Littéraire). Appartenant à la bourgeoisie tunisoise, de culture zeitounienne, Ali Douagi était appelé, de par sa formation et son statut social, à exercer une charge gouvernementale ou à diriger le henchir (domaine agricole), de ses parents. Il opta, encouragé par une mère possessive, qui aliéna sa liberté, pour une vie d'oisiveté et se laissa vivre, au milieu d'une bande d'artistes marginaux, les écrivains et les artistes du café de Taht es-Sour, dans le faubourg de Bab Souika, à Tunis[32]. L'école tunisienne de littérature naquit dans ce salon littéraire de fortune, cours de l'entre - deux -guerres. La naissance de la radio tunisienne offrit, à ce groupe d'intellectuels désœuvrés, l'opportunité de participer, selon leurs dons respectifs, à la production de fictions, à la création littéraire, à la rédaction des scénarios, au travail journalistique et à la production de variétés. Ces intellectuels participèrent, à quelques exceptions près, à la renaissance de la chanson tunisienne, par leurs poèmes en arabe littéraire et parlée. En dehors de ces occupations - pouvait-on alors parler d'œisiveté pour ces vacataires de la plume !, ces artistes qui se définissaient volontairement comme marginaux, s'adonnaient à une sorte de "spleen baudelairien[33]". Et d'ailleurs, Douagi devait se démarquer du groupe, par sa production "prolifique et variée[34]" qui décrivait les atmosphères autobiographiques de ses nouvelles, révélant ainsi, ce décalage entre sa condition sociale, sa marginalité  revendiquée et son vécu de rebelle existentiel, sinon de salon.

La mémoire populaire tunisienne cite volontiers deux vers-slogans, de l'auteur de la rihla, que je traduirais dans son cas, non de voyage mais de pérégrinations de poète ou plutôt d'errance. Elle permettent de présenter ce compagnon de voyage, dans les lieux de convivialité et de complicité, où il promène ses lecteurs: 

Douagi se définit comme le poète de la "Gholba", de la défaite, d'un manque de reconnaissance, qui génère des sentiments de désarroi et de frustration. Mais alors que son compagnon, Mahmoud Messadi, l'écrivain existentialiste estimait que la littérature, d'après Messadi est nécessairement tragique, Douagi crée une atmosphère de désenchantement, où l'ironie se mêle à la tragédie. Disons plutôt que l'ironie tente de masquer la tragédie effective. Dans son périple méditerranéen, Douagi évolue, avec aisance, entre ces deux registres, remettant en cause son sérieux par ses mouvements d'humeur, dramatisant son ironie, par la lucidité de ses réflexions. Par ce jeu subtil, Douagi se révèle soucieux, avant tout, de démentir l'optimisme affecté qu'il affiche.

b) Un voyage de plaisance : Mais que recherchait Douagi dans le voyage ? Notons d'abord, que  cette rihla, écrite deux ans après le voyage, subjectivise et reconstruit le récit qu'on aura tort de définir comme un simple reportage. Cette distanciation par rapport à la réaction immédiate, conforte et exagère peut-être ce rêve d'ailleurs, cette quête de l'élargissement de l'horizon et cette volonté  de sortir de l'exil intérieur. " J'ai accompli mon voyage pour me distraire et mon récit n'a d'objectif que de distraire les lecteurs[36]". Mais le souci de découverte est évident : "Nous nous dirigeons vers de nombreux pays, dont on ne connaissait ni beaucoup ni peu, ni les traditions de leurs habitants, ni leurs langues, un grand point d'interrogations qui commence par la France, se poursuit en Italie, Grèce, Turquie, Syrie et qui se conclue, au moins pour moi, à Alexandrie, ultime étape de notre croisière[37]". Expliquant le titre de son récit, Douagi annonce, dès le premier chapitre : "Il s'agit d'un compte rendu de ce que nous avons vu, lors de notre excursion dans les ports méditerranéens, puisque nous n'avons vu dans ces ports que ses bars et ses cafés et je crois qu'une telle relation n'ennuie personne, y compris ceux qui terminerons leur lecture plaisante, par la récitation du verset coranique : « Que Dieu nous préserve de Satan »[38] ". Douagi adopte et peut-être inaugure pour les Tunisiens, la conduite des Tours, visitant pour son propre plaisir, adoptant le comportement aristocratique du voyage pour le tourisme, l'agrément et la découverte. Nous noterons cependant, que Douagi s'inscrit comme voyageur anti-exotique ou a-exotique. Prenant le contre-pied "de ceux qui visitent, en priorité, les musées, les usines, les paysages de la nature ..." ainsi que "les grandes avenue, les jardins publiques et les immeubles, qui se ressemblent partout[39]",  il occulte cette approche si répandue où les lieux parlent de leur antiquité et non de leur présent, accordant la priorité à la reconstitution des atmosphères. Dans cette hiérarchisation des sites, Douagi privilégie les bars aux vestiges, ce qui atteste un certain attachement à la vie de bohème, de part et d'autre de la Méditerranée. Il reste sensible à la différence des cultures mais il ne se complaît pas, dans le rôle d'un "éternel étranger" à l'instar d'un Pierre Loti, qu'il cite, à plusieurs reprises. Tantôt, il le prend comme témoin, pour "accuser tous les hommes d'être également incapables de décrire le ciel (d'Istamboul)  et tantôt il le critique, pour avoir décrit cette ville, "avec sa sensibilité et non sa raison"[40].

Et pourtant Douagi effectua une croisière traditionnelle de Tunis à  Izmir. Après la traversée Tunis - Nice, il a rejoint le navire de la croisière l'Angkor, à Marseille et suivi l'itinéraire d'un tour operator, programmé dans ses moindres étapes et sites (musées, monuments, mosquées etc.), avec un groupe de touristes. Le narrateur se propose de dépasser le programme officiel, de réussir à le détourner, en privilégiant les loisir personnels, les rencontres et les liaisons de fortune. Par pudeur, par retenue ou par simple fidélité à la réalité, le périple dans les bars est omis. Nous ne partageons pas le point de vue de Férid Ghazi, qui évoque " une rihla à la quête de la dive bouteille et surtout des femmes faciles et des aventures sans lendemain[41]". A l'instar de Zazie dans le métro, qui trouve le métro parisien, en grève, Ali Douagi oublia les bars, objet de sa relation. Tout juste se borna-t-il à suggérer et parfois à évoquer quelques moments de loisir : Un dancing à Nice, un cabaret à Istamboul et des évocations vagues partout ailleurs. D'autre part, Douagi a décrit une rencontre fortuite, avec une grecque, lors de la visite de l'Acropole et une liaison avec une danseuse turque, à Istamboul. Autrement, il s'est conduit comme un simple touriste, qui suit le programme indiqué, avec plus ou moins de bonne volonté, mais sans provoquer des ruptures.  Il fut néanmoins plus attentif à la découverte de la mixité, aux loisirs nocturnes, dans les cabarets et les dancings et aux mutations des genres musicaux. Il évoque, à Nice, les danses en vogue au rythme du jazz et les deux shows du cabaret "Panorama" d'Istamboul : l'orchestre oriental et le "jazz-américain", selon les goûts des clients. Douagi suivit le programme oriental, par nécessité et non par choix, étant donné que son hôte était la danseuse de cette troupe[42]. Cette volonté de se démarquer des touristes de la croisière,  de faire valoir de nouveaux centres d'intérêts, fussent-ils inavouables, chez des notables orientaux comme lui, d'exprimer et de revendiquer cette quête de plaisirs et de loisirs, atteste les profondes mutations de l'intelligentsia tunisienne et la guerre que se livraient les anciens et des modernes. Réaction similaire à Mhamed Ali, le père fondateur du syndicalisme, à Tahar Haddad, qui a lutté pour la libération de la femme (1930), à Abou el-Kacem Chabbi, le grand poète rebelle et bien entendu à Habib Bourguiba qui devait s'attaquer aux cheikhs nationalistes conservateurs - les "archéos", selon sa propre expression -, Douagi fait partie de cette jeunesse qui s'est libéré des tabous et qui lutte pour briser les chaînes. Mais le bohémien inscrit bien entendu sa révolte, sur les registres qui lui sont particuliers, de la création littéraire et des mémoires.

c) Des repères : Douagi rejette le rituel culturel du tour opertor et adopte, pour signifier son rejet, une attitude critique vis-à-vis de deux  membres du groupe, des fidèles de sa croisière, "madame tout savoir", qui "accapare le guide, à elle toute seule et accable ce malheureux de questions" et " Mr acide opposique", qui "nous administre des cours gratuits, inspirés du «guide bleu», qui ne quitte ses mains, que pour se réfugier dans la poche de son manteau[43]". Une ironie caustique permet à Douagi de prendre ses distances et de marquer son territoire. Il semble, en effet, soucieux de remettre en cause le culte des musées, peut-être par ce qu'ils représentent une culture figée, arrachée à son contexte et qu'ils impliquent, une distinction sociale, où peut-être, tout simplement pour prendre ses distances, par rapport aux intellectuels conventionnels, qui les fréquentent, parmi ceux qu'il a rencontrés, au cours de la croisière. Et d'ailleurs est-ce que les bars, ne représentent pas l'opposé à la culture officielle. Douagi adopte une attitude non-conformiste et s'amuse, puisqu'il visite les sites touristiques et se moque de leur savoir, qu'il tient, pour ainsi dire, à effacer ce qu'il a appris. 

Intérêt pour le détail, l'insignifiant, les macaronis l'intéressent plus que le musée : "Les macaronis sont un plat très délicieux - dit-on- et constituent la meilleur propagande pour l'art Italien si réputé. Dommage seulement qu'ils soient si difficiles à manger pour un africain comme moi, habitué au couscous."[44]. Sur la côte d'Azur, Douagi semble plus intéressé par la description des lieux de loisirs, les bars, les dancings, les restaurants et les plages "fréquentées par des "houris" (les belles femmes du paradis), adorant les rayons du soleil et leur exposant leurs corps délicats[45]". Il y découvre, sans s'en offusquer, le moins du monde, la pratique du nudisme.

 Repère important de la croisière, Douagi évoque, avec nostalgie la Turquie, ce pôle qui bénéficiait, pour la génération de Douagi, d'un véritable culte. Les Tunisiens se rappelaient avec nostalgie, leur appartenance au sultanat-califat ottoman. L'arrivée des Ottomans en Tunisie, en 1574, est une référence importante de l'histoire officielle tunisienne. mais l'entrée des Français en Tunisie, en 1881, provoqua l'effet d'une rupture, un sevrage douloureux. Ces sentiments d'affiliation furent perturbées par l'abolition du califat en 1924 et les réformes de Mustapha Kamel, qui a exprimé sa volonté d'occidentaliser la Turquie, de la dénaturer selon certains. Témoin de ce paradoxe turc, Douagi évoque, à l'occasion de la visite d'Istamboul, les sentiments mitigés que lui inspirent Mustapha Kamel : 

    "Quant à moi, il m'est impossible d'exprimer ce que je ressens envers cet homme : je l'admire, je l'exècre et je le considère dans le même temps, avec la même sincérité, en un seul sentiment indissociables. Ce que vous pouvez voir de ses traces en Turquie vous inspire, en effet, ce cocktail de sentiments à son égard. Cet homme a fait de la Turquie, ce pays si oriental qui était si vénérable, si faible et si dissolu, un Etat européen puissant ... et ridicule[46]". La conclusion de Douagi est pertinente : "J'ai remarqué par ailleurs, chez les Turcs, déclara-t-il, un dynamisme, une civilisation et un sentiment national qui les rendent semblables - pour moi, au moins - aux Européens comme les Grecs, les Espagnols etc[47]."

    Le sérieux reprend ses droits, chez Douagi. Faisant partie d'une génération où le rire est tragique, où l'insignifiant s'accommode d'un engagement réel, où la quête d'un modèle civilisationnel prime tout autre intérêt, notre relation se conclut sous forme d'un traité politique, examinant, sans l'exprimer formellement,  les scénarios d'avenir du pays, étudiant les diverses options et évoquant les mutations nécessaires. En effet, la toile de fonds obsédante, l'occupation coloniale, ne saurait être occultée par ces intellectuels lucides, dans leurs désarrois, tragiques, dans leurs plaisanteries et assumant leur désenchantement.

d) Au-delà du périple : La rihla permet la découverte de l'auteur et balise les traits de son imaginaire. Fantasmes, désir de rêve, volonté d'évasion, Douagi, qui s'est attribué les exploits de l'acteur Roman Novarro,  se présente à son amie, la belle grecque, rencontrée à l'Acropole, comme un héros de mille et une nuits, le fils d'un cheikh touareg du désert, mariée à douze femmes et qui vient d'être libéré, grâce au paiement d'une rançon de 2 chameaux, 4 ânes et 2 chevaux etc., après de combats glorieux. où il aurait tué sept cavaliers valeureux[48]. Lors de sa deuxième rencontre amoureuse, Douagi se présente comme un commerçant tunisien, venu à Istamboul, pour acheter des cuirs et des noix[49]. Ce souci de dédoublement du personnage et cette quête d'un nouveau rôle, dépasse le comportement d'un jeune dragueur - il avait alors 24 ans - mais confirme cette volonté chez le poète mélancolique et désespéré, de transgresser sa propre condition de vie.

Douagi se distingue, par ailleurs, par cette volonté de mettre en valeur et d'intérioriser cette rencontre des cultures. Alors que Pierre Loti exprimait son inquiétude face à la modernité occidentale et affirmait une certaine adhésion au "calme inaltéré de l'Orient", Douagi se percevait, lors de la traversée des Dardanelles, "là où " il n' y a pas plus de vingt mètres, entre l'Orient et l'Occident", comme "un bigame", qui "voyait dans son épouse Asie, l'Orient avec ses mystères et ses symboles, sa grandeur d'âme et sa noblesse ..., l'Orient des caravanes d'éléphants chargés de soie, de girofle, d'ivoire et d'ivoire, avançant sur une route déserte et lointaine de l'Himalaya" et son "épouse Europe, l'Occident avec ses usines, ses machines et ses cheminées, créées par la matière, l'ordre, l'imprimerie et la raison tranquille[50] ...". Pour ce philosophe libertin, cette volonté d'intégrer les éléments qui peuvent paraître irréductibles des deux mondes, est  représentée et symbolisée par deux belles femmes appartenant à ces deux civilisations. Douagi présente longuement ces deux beautés, une brune et une blonde, sans pouvoir choisir, entre lesquelles son cœur balance. Adoptant le style d'un journal, à plusieurs voix, il présente sa propre relation et la schématisation qui la dénature, dans sa re-écriture par Madame Tout-Savoir, la touriste superficielle, à la recherches de hâtives impressions de voyages. Douagi souhaite, sans doute, relativiser les impressions de voyage, mettre en question les propos des soi-disant connaisseurs, exprimer un certain humanisme qui rejette toutes velléité d'exclusion, de jugements définitifs, d'absolus. La vie est avant tout une rencontre, un enrichissement de soi, par l'emprunt aux autres, une ouverture sur le monde. Nous retrouvons, par des chemins détournés, par des opportunités de plaisirs et de loisirs, l'idéologie tunisienne, qui s'est affirmée et développée du XIXe siècle à nos jours, du progrès, de l'ouverture sur le monde, de la modernité et de l'humanisme chaleureux.

Douagi, cet éternel étranger, aussi bien dans son propre environnement bourgeois, qu'à l'étranger, était à la recherche d'ailleurs, mais à partir de ses propres références et dans le but de se retrouver et de s'assumer, dans son propre contexte, exprime, avec retenue, son inquiétude face aux traditions, à l'Establishment conservateur et, en premier lieu, son propre milieu. Alors que ces nouvelles exprimaient sa peinture, sans concession de son milieu petit bourgeois, le voyage lui permet d'exprimer  son inquiétude et son désarroi "existentiels" et peut-être, de le désaliéner, en lui donnant "sa part de l'horizon [51]".

Conclusion : Nous avons limité notre communication à trois itinéraires méditerranéens, effectués par un prince autonome (Ahmed Bey), un souverain symbolique (Naceur Bey) et un écrivain marginal, qui inaugure le voyage de tourisme et la libre errance, sans but et sans fin, sinon de se retrouver soi-même et d'échapper à son exil intérieur. Il y a là, un changement de perspective, un renversement de tendances, une quête de nouvels horizons.  Il n'était, dans les traditions, de traverser la mer Méditerranée. Les Nord-Africains orientaient, en effet, leurs montures, vers la Mecque, où ils effectuaient leur pèlerinage, leur voyage d'initiation et d'acquisition des connaissances. Innovation progressive, reformulation de leurs imaginaires, de leurs attentes et identification de nouveaux projets d'évasion, des Tunisiens acquièrent de nouvelles habitudes, construisent de nouveaux pôles attractifs, transgressent leurs us et coutumes et d'une certaine façon, laïcisent leurs voyages. L'aventure implique, dans ce cas, une légitimation religieuse de telles initiatives hardies, qui devaient les conduire dans des lieux profanes, de vivre dans des pays dépourvus de leurs lieux de cultes, leurs mosquées, où ils peuvent retrouver à leurs tables des mets illicites.  Pour ne pas enfreindre les interdits et éviter de tels risques, les Etats musulmans refusaient, jusqu'à des dates tardives, de nommer des consuls ou des ambassadeurs, dans les pays européens, se contentant d'envoyer des émissaires.

Aventures au-delà des espaces musulmans balisés, les voyages doivent être justifiés, légitimés. Ahmed Bey, dut s'expliquer et expliquer, demander l'autorisation de sa mère, mais surtout montrer qu'il agissait sous l'emprise de la nécessité, dans le cadre de l'exercice de sa charge gouvernementale. Le réformateur Beyram V, qui a accompli divers voyages en mission puis pour se soigner, rédige une sorte de fetwa (consultation juridique) de fait pour définir l'attitude de l'islam, à l'égard des voyages, en fondant sa démonstration sur la lecture des textes référentiels du Coran et de la Sounna, les actes et paroles du prophète[52]. Il cita la fetwa formelle effectuée par son grand-père, Beyram IV, qui affirma que le musulman, garde sa crédibilité comme témoin, s'il effectue un voyage, hors de l'oumma, par nécessité, pour l'intérêt public ou pour des soins médicaux[53]. Mais gare à celui qui fréquente ces lieux pour effectuer le commerce et s'enrichir. Etant donné que Beyram V, effectuait son voyage européen, en novembre 1875, pour se soigner d'une maladie nerveuse, semblait-il héréditaire, il estimait que son voyage était toléré ou même permis[54]. Autre temps, autres considérations, l'instituteur Amor Rokbani[55], plus connu comme percepteur des jeunes bourgeoises de Tunis, à domicile et auteur de manuels de vulgarisation, réserva, par tradition littéraire, sans plus, son introduction, aux bienfaits des voyages, ne faisant pas la différence entre les pays musulmans et autres. Même libération du tabou religieux, Naceur Bey justifia son voyage, en France, en 1932, par le devoir de répondre à l'invitation du Président de la République française. Pour Douagi (1933), il n'était plus question de chercher à se justifier ou à se déculpabiliser.

Nous pouvons dire, qu'on assiste à l'établissement progressif d'une tradition de voyage, qui s'accompagne d'un développement d'un genre littéraire renouvelé, les nouvelles rihlas, qui différent, selon leurs auteurs, des relations des historiographes (voyage d'Ahmed Bey et rihla de Naceur Bey) au reportage socio-géographique (Beyram V et Amor Rokbani), à la création libre et autobiographique qui dépasse les mémoires au jour le jour (l'essai de Douagi).

Pourquoi voyageait-on ? La plupart des voyageurs étaient des envoyés, en mission, pour régler des contentieux (les nombreux voyages de Khéreddine et le général Hussein[56]), pour des missions de représentation (Ahmed Bey et Naceur Bey), pour les cures et les loisirs. Amor Rokbani, effectua son voyage en compagnie de ses deux enfants Zouheir et Habib, en vue de les inscrire dans des écoles professionnelles. Ces voyages étaient exceptionnelles, aux XVIIIe - XIXe siècles. Ben Dhiaf cite, comme fait inusité les voyages de Hassounna Mourali, sa connaissance des langues turque, italienne, franque, française et anglaise et sa participation avec l'Angleterre à l'expédition d'Egypte, fin XVIIIe siècle[57].  Mais  le général Hussein a déjà accompli des missions en Allemagne, au Danemark, en Suède, en Hollande, en Belgique, en Italie, en France, en Angleterre, en Algérie et en Turquie[58].

Ces voyages, qui ont été l'objet de notre étude, restaient exceptionnels. C'est ce qui explique les relations qu'elles suscitèrent. La littérature de la Rihla, s'est développée, au cours du Moyen âge et des temps modernes. Elles avaient pour but, de présenter des pays lointains d'Afrique et Extrême-Orient, d'évoquer des civilisations diverses. Les rihlas du XIXe-XXe siècles que nous avons évoquées, avaient, pour objectifs, la découverte de l'Europe, au delà la Méditerranée. Elles faisaient valoir des différences de genres de vie et de culture. Mais la rihla d'Amor Rokbani, annonce les grandes ruées des étudiants et des ouvriers en France. Les Rihlas se banalisent, depuis lors. Elles cessent d'être des centres d'intérêts exotiques ou autres. S'il n'y a plus de situations d'exceptions, il n'y a plus de matière à récits. Le genre se perd, faut-il le regretter ? La Méditerranée se rétrécit, puisque les trajets prennent de moins en moins de temps. En dépit de tout, ces relations de part et d'autre de la Méditerranée, facilitées par la connaissance de la langue française, tissent des chaînes de solidarité entre les hommes. Précurseur, dans ce domaine, le poète Ali Douagi a rejeté tout exotisme, refusant d'adopter le regard d'un touriste pressé. Il se retrouve partout où les vents marins le conduisent. Ils se sent partout chez-lui ou plutôt il se sent partout marginal et étranger, puisque sa quête d'évasion de son exil intérieur, lui permet de s'inquiéter et par conséquent de s'assumer sur les différents rivages, sinon les différents bars de la Méditerranée, qu'il a, en fait, peu fréquentés.

Khalifa Chater

Cahiers de la Méditerranée, juin 1998.

 

NOTES

[1] - Voir J. J. Marcel, Précis historique des révolutions de Tunis, depuis sa fondation jusqu'à nos jours, in  Louis  Frank et J. J. Marcel, Histoire de Tunis, 2em partie, 2e édition, Bouslama, s.d. ,  p. 213-214. Différente de la narration de Frank, qui constitue un témoignage, fondé sur des enquêtes sur le terrain, la relation de Marcel est une synthèse.

[2] - D'après la narration d'Ahmed Ibn abi adh-Dhiaf (vulgo Ben Dhiaf), Ithaf ahl az-Zaman fi akhbar moulouk Tounis wa ahd el-Aman, t. 4, Tunis, 1963, p. 93.

[3] - Ibid. , p. 93.

[4] - Voir  notre étude, Dépendance et mutations précoloniales, la Régence de Tunis de 1815 à 1857, Publications de l'Université de Tunis, 1984, pp. 421 et suivantes.

[5] - Ben Dhiaf, op. , cit. , p. 93.

[6] - Nous nous référons essentiellement à la relation de Ben Dhiaf, étant donné que les textes de Marcel et de M. S. Mzali sont des synthèses de ce témoignage. Ben Dhiaf, op. cit. , pp. 96-97.

[7] - Voir J. J. Marcel, op. cit. , p.  211.

[8] - Voir Ben Dhiaf, op. cit. , p. 98.

[9] - Voir Béchir Tlili, "la notion de umran, dans la pensée tunisienne coloniale", in Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée, n°12, 2e trimestre 1972, pp. 132 - 151.

[10] - Ben Dhiaf, op. cit. , t. 4, p. 99.

[11] - Voir Ahmed Abdesselem, Les historiens des XVIIe, XVIIIIe et XIXe siècles, essai d'histoire culturelle, Tunis, Publication de l'Université et librairie C. Klincksiek, 1973, pp. 386-390.

[12] - Pour la description de Cagliari, voir Beyram V, Safwat el-itibar bi moustawdai el-amsar wal aktar  , Le Caire, 1884 -1894, 5 tomes. Voir t. 3, pp. 4-5.

[13] - Pour la description de Naples, voir Beyram V, op. cit. , pp. 5-11.

[14] - Le himyarite est la langue d'un des Etats yéménites. 

[15]  - Pour la description de Rome, voir Beyram V, op. cit. , pp. 15-18.

[16] -  Pour la description de Florence, voir Beyram V, op. cit. , pp. 20-22.

[17] -  Pour la description de Turin, ibid. ,  pp. 34-35.

[18] - Beyram V continue sa relation italienne, en décrivant les villes qu'il a visitée, en Italie, en 1881, au cours d'un deuxième voyage.

[19] - Safwat el-itibar bi moustawdai el-amsar wal aktar   veut  dire "Extraits pour l'exemple, d'un recueil sur les villes et les pays".

[20] - Le titre exact du livre en arabe est Aqwam el-Massalik, li maarifati ahwal al-Mamalik . Notons que Khéreddine a assuré simultanément la publication de son livre en arabe et en français.

[21] - Voir la relation de  ce voyage, Mohamed Belkhodja, er-Rihla an-Nacériya bid-Diyar al-françaouiya, Imprimerie officielle , 1913, 240 pages. Voir aussi Le voyage de S.A. le Bey  de Tunis, à Paris, in la Tunisie illustrée , 30 juillet 1912, pp. 6-7. Voir aussi Chatelain, Marseille Tunis, ibid. , pp. 7-9. Voir aussi Passant, le retour à Tunis, Ibid. , pp. 9 -10.

[22] - Voir l'article : "villes d'eaux et le tableau des villes d'eaux du réseau P. L. M., groupées par maladies, in La Tunisie illustrée , 15 avril 1919, pp. 9 - 10.

[23] - Voir, par exemple, l'introduction de la Rihla Nacériya.

[24] - Voir Slimane el Jadwi, in Mourchid el-Oumma , n° 41, 19 joumada 2, 1329 (17 juin 1911). Texte reproduit in Slimane el Jadwi, Fawaïd el-Jemma fi Mourchid el-Oumma, Tunis, imprimerie tunisienne , 1925, pp. 262 - 266. 

[25] - Mohamed Salah Mzali, qui prononça le discours de réception du Président Armand Fallières, en tant qu'élève du Lycée Sadiki, note cette innovation dans ses mémoires. Voir  M-S Mzali, Au fil de ma vie , Editions H. M., Tunis, 1972, pp. 35-36.

[26] - Voir Slimane el Jadwi, op. cit. , pp. 262 - 266.

[27] - Errihla,  op. cit. , p. 90.

[28] - Errihla,  op. cit. , p. 97.

[29]  - Errihla,  op. cit. , p. 19.

[30] - L'auteur donne les trois menus, ibid. , pp. 92, 94 et 95.

[31] - Ibid. , pp. 17-18.

[32] - Citons, parmi ceux qui fréquentaient  ce café, le célèbre chroniqueur de la radio tunisienne Abdel-Aziz el-Laroui, le journaliste nationaliste Hédi Laabidi, le poète Mustapha Khraïef, le nouvelliste Mohamed Laaribi et le chanteur humoristique Hédi Khémissi.

[33] - Voir Férid Ghazi, Le roman et la nouvelle en Tunisie , Tunis, 1970, p. 48.

[34] - L'expression est de Tahar Cheria. Voir Ali Douagi, Périple dans les bars méditerranéens , traduction de Tahar Chéria, Tunis, MTE, 1979, p. 8.

[35] - J'ai emprunté la traduction de Tahar Chéria, mais en corrigeant certain de ses termes. Tahar Chéria parle du poète de la misère, or la "goulba", signifie la défaite, la contrariété, l'oppression et non, dans le cas de Douagi, la misère simple, puisqu'il ne vivait pas dans le besoin. Il était davantage sous l'oppression de l'Establishment et du milieu social. Autre nuance que j'introduis, Tahar Chéria évoque le bonheur présumé, au-delà des tombes, dans une autre vie peut-être. Douagi parle tout simplement du mort, sous sa pierre tombale, sans implication métaphysique, sans définition de l'outre-tombe.

[36] - Voir le texte de la rihla, op. cit., p. 10. traduction personnel.

[37] - Ibid. , p. 11.

[38] - Ibid.

[39] - Ibid. p. 10.

[40] - Voir le texte de la rihla, traduction, op. cit. ,  pp. 97 et 105.

[41]  - Voir Férid Ghazi, op. cit. , p. 50.

[42] - Voir la Rihla, texte arabe, op. cit. , pp. 18 et 77.

[43] -  Voir la traduction de la Rihla, par Tahar Chéria, op. cit. , p. 53 - 55.

[44] - Ibid. , p. pp. 59-60.

[45] - Ibid. , p. 43.

[46] - Ibid. , p. 101.

[47] - Ibid. , pp. 102-104.

[48] - Ibid. , p. 42.

[49] - Ibid. , pp. 76-77.

[50] - Ibid. , pp. 49 - 51. Voir la traduction de la Rihla, par Tahar Chéria, op. cit. , p. 87 - 89.

[51] - Référence au titre du livre de Abdelkader Ben Cheikh.

[52] - Voir Beyram V, Safwat el-itibar bi moustawdâ el-aktar wal amsar , le Caire, 5 tomes, 1884 - 1894. Voir t. 1, pp. 1-16.

[53] - Ibid. , p. 15.

[54] - Ibid. , p. 16.

[55] -Voir Amor Rokbani, Rihlat Bariz , Tunis, 1931, pp. 2 - 3.

[56] - Beyram V cite les voyages de Khéréddine et du général Hussein. Voir op. cit..  t. 3, p. 22.

[57] - Ben Dhiaf, op. cit. , t. 8, pp. 66 - 68.

[58] - Beyram V, op. cit. , t. 3, p. 22.