Le temps politique d'un syndicaliste

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Professeur Khalifa Chater

 

 

 

Peut-on se hasarder à affirmer que la vie politique tunisienne a été marquée par un bi-partisme masqué, une présence sur la scène politique, comme acteurs dominants, de deux structures populaires nationales[1] : Le mouvement de libération (Destour, puis néo-Destour) et le syndicat tunisien (CGTT puis UGTT). En 1925, le Destour prit ses distances avec la Confédération Générale des Travailleurs Tunisiens,  la jeune organisation syndicale créée par Mohamed Ali El-Hammi et se désolidarisa de son action, lorsqu'il passa à l'acte.  Formé alors essentiellement de notables, le Destour se démarquait de ce mouvement ouvrier et jugeait vraisemblablement aventureuse sa stratégie[2]. Compte tenu de la démarcation sociale et politique entre le parti national et la centrle syndicale, les deux mouvements agissaient en ordre dispersé contre le pouvoir colonial. En 1936, le Néo-Destour suivit, avec intérêt, le projet de reconstitution de la CGTT, dans le cadre de sa stratégie, qui  considérait les syndicats comme une composante importante du mouvement national et engagea ses militants à participer à cette organisation syndicale. Mais cette alliance effective fut soumise à rude épreuve.  Lors du congrès de 1938, le bureau confédéral de la CGTT fut formé par une équipe néo-destourienne, dirigée par Hédi Nouira[3]. En 1946, l'UGTT, qui fut fondée, comme mouvement autonome, à l'initiative de syndicalistes tunisiens, eut des relations d'alliance avec le mouvement national, jouant même le rôle de son relais, lors de la confrontation. Cette solidarité de fait  n'exclut pas, en dépit de l'ère prédominante de concertation, durant la lutte nationale, l'émergence de certaines divergences et parfois des tensions ou des crises, lors de l'édification de l'Etat national et de la définition des politiques sociales. Alliance, coexistence et parfois conflit, les relations entre les deux organisations nationales évolueront, selon les conjonctures, qui rapprochent les points de vues ou les opposent, selon la définition des priorités de l'heure. S'agit-il de crises structurelles entre des mouvements appelés à défendre des objectifs spécifiques, à formuler leurs priorités, en relation avec leurs instances de décision, leurs assises sociales, leurs propres itinéraires ? Notre analyse privilégie plutôt la prise en ligne de compte de la conjoncture politique, de la situation socio-économique, des états de l'opinion et des options des acteurs politiques, c'est-à-dire de l'inscription de l'événement dans son contexte. 

 

L'action de Ferhat Hached s'inscrit dans une période faste d'union nationale, d'alliance objective entre le grand rassemblement populaire que représente le Néo-Destour et la grande centrale syndicale nationale, l'UGTT. La lutte nationale tunisienne (1952-1954), qui suscita une mobilisation générale des forces vives du pays, fut l'ère de la convergence, du rassemblement patriotique des dirigeants, de l'engagement militant qui impliquait le dépassement des lignes de démarcation institutionnelles. L'engagement de Ferhat Hached dans la lutte nationale et le contexte de son assassinat et, bien entendu, ses mobiles s'inscrivent dans ce que nous appelons le temps politique d'un leader syndicaliste.

 

I -  La prise en compte par l'UGTT de la dimension nationale :  La genèse de l'UGTT est similaire à celles de la première et à la deuxième CGTT. Sa fondation consacre une rupture avec la CGT, désormais dominée par les communistes. Hached déclarait, dès 1944, lors de la création de l'Union des Syndicats autonomes du Sud Tunisien qu'il “avait le souci de conserver une autonomie complète au mouvement syndical, d'être le gardien jaloux de son orthodoxie et vouloir s'efforcer, par tous les moyens, de l'empêcher  d'être sous les directives d'un parti politique[4]”. Mais son initiative, qui voulait re-éditer l'expérience de Mhamed Ali el-Hammi, qu'il érigeait en référence[5], était soutenu par les milieux nationalistes[6]. Sortis des rangs de la CGT, formés dans son école, Hached et ses compagnons enrichissaient le référentiel syndical international, par la prise en compte de la situation coloniale et l'affirmation de la dimension nationale. Lors de la constitution de l'UGTT, Hached faisait valoir "le caractère apolitique du mouvement[7]". Nous pensons, quant à nous, que l'attachement à la cause nationale a été l'élément déterminant de la scission et de la démission des Tunisiens de la centrale française. Mais la décision fut prise par les syndicalistes eux-mêmes, sans intervention des partis nationalisteai. L'acte fondateur de 1946 fut, bel et bien autonome, résultant d'une prise de conscience de la nécessité de dépasser le syndicalisme français. Le leadership de Ferhat Hached se fonde sur cette dynamique interne qui ne doit pas être sous-estimée. A quelques exceptions près, celle en particulier de Habib Achour[8], le bureau provisoire était formé  par  des militants syndicalistes, petits fonctionnaires et ouvriers, sans engagement politique affiché et/ou dominant. Tenant compte des composantes de la vie politique tunisienne, la Commission administrative issue du congrès constitutif de l'UGTT comprenait, en son sein, quelques militants néo-destouriens et vieux-destouriens.  Sahbi Ferhat, dirigeant du Destour devait seconder Hached, en tant que Secrétaire général adjoint[9]. D'ailleurs, le vieux Destour étant très influent, au sein de la Fédération des Fonctionnaires, qui a intégré la nouvelle organisation[10]. Lors d'une première réunion d'information de l'UGTT, à Sfax, Ferhat Hached était accompagné par le cheikh Fadhel Ben Achour, le Président honoraire de l'Union ainsi que Sahbi Ferhat du Vieux Destour et Sadok Chaib du Néo-Destour, qui participaient en tant que dirigeants syndicalistes[11]. L'UGTT était l'objet d'un consensus national. Au cours des réunion de ralliement, Hached réussit à dominer la situation, limitant les effets des divergences nationales. Il expliquait volontiers que “la politique était exclue des préoccupations de l'UGTT (mais que) le «nationalisme» ou le «patriotisme» sont et demeurent l'apanage de tous ceux qui se réclament d'une nation dotée comme ce pays, d'une personnalité et d'une souveraineté[12]”. Nous remarquerons cependant que l'itinéraire de l'UGTT s'inscrit progressivement dans un rapprochement avec les vues et les stratégies du Néo-Destour, le contexte imposant cette convergence.

 

Et d'ailleurs, la rupture avec la CGT et l'opposition de UGTT à l'USTT, la centrale syndicale qui a pris son relais en Tunisie atteste la démarcation entre le mouvement français qui se préoccupait de l'amélioration des conditions des ouvriers, dans le cadre de l'Etat français et de son empire, alors que l'UGTT, à l'instar de la CGTT de Mohamed Ali, faisait valoir la dimension nationale tunisienne. La nouvelle organisation naissait et développait ses actions, dans un contexte de conscientisation politique tunisienne, de mobilisation populaire pour l'indépendance. Elle inscrivait naturellement son action dans la mouvance politique générale, l'affirmation des revendications patriotiques, l'action militante des dirigeants du vieux Destour, fut-elle, dans une certaine mesure, élitiste, l'élargissement des assises populaires du Néo-Destour, l'ascendant de son équipe dirigeante de Tunis et le grand charisme de son leader Bourguiba, actif dans l'exil égyptien, après l'épreuve de sa longue arrestation, en 1938. Encore affaibli, mais auréolé par son engagement contre le protectorat, le Néo-Destour était prestigieux par ses "faits d'armes". Doté d'un appareil solide, dirigé par Salah Ben Youssef, il était très influent sur la scène politique tunisienne. Nous partageons  l'appréciation de Abdeslem Ben Hamida, qui évoquait les "interférences", entre les élites des mouvements nationalistes et syndicaux et l'option préférentielle des militants de l'UGTT, pour  le Néo-Destour[13].

 

Une enquête sur la situation sociale et politique, en Tunisie, réalisée par l'écrivain Jean Amrouche, en 1947, permet de connaître les options prises par le leader Ferhat Hached, qu'il a rencontré, à cette occasion[14].Tout en affirmant que l'UGTT est une «centrale syndicale» dont les dirigeants doivent être tunisiens[15], «il se défend de mener une action politique et de toute inféodation de l'UGTT au Destour[16]». Mais il affirme les revendications nationales, dans le cadre de la défense des intérêts des syndicalistes et l'instauration d'un contexte favorable à l'exercice des droits syndicalistes:

 

"Nous revendiquons, dit-il, l'usage des libertés politiques dans la mesure où elles sont la condition de l'exercice de la liberté syndicale. Nous demandons la levée de l'état de siège, nous demandons que la législation sociale soit confiée à des organismes représentatifs.... Nous demandons, enfin, que soit créée en Tunisie une Assemblée législative responsable, car le Grand Conseil, qui est une caricature d'assemblée, a refusé les crédits nécessaires à la création d'un corps d'inspecteurs de travail agricole[17]". 

 

 Hached affirme d'autre part, que l'UGTT " réclame la création d'un véritable gouvernement tunisien, responsable devant une Assemblée élue". Tout en déclarant que "la question monarchique et dynastique n'intéresse pas l'UGTT, il explique que "tous les adhérants à l'UGTT demeurent attachés à la personne de Moncef Bey[18]". Hached saisit l'occasion pour dénoncer le soutien du pouvoir aux colons, contre les ouvriers agricoles tunisiens et  estime dangereuse la politique de peuplement européen, condamnant, de fait, le système du Protectorat. Fait évident les revendications du mouvement national et de l'UGTT se rejoignent, en dépit d'un partage de rôles et d'une prudence diplomatique de Hached. La satisfaction des revendications politiques est présentée comme condition nécessaire pour l'amélioration de la condition des ouvriers et des fonctionnaires syndiqués.

 

L'affrontement entre l'armée et les ouvriers en grève à Jebel Jelloud, le 3 août 1947 (4 morts), à Sfax, le 5 août 1947 (29 morts et plus de 150 blessés) et la répression qui s'en suivit, vont rapprocher l'UGTT du Néo-Destour qui a désigné deux de ses dirigeants Salah Ben Youssef et Hédi Nouira, pour assurer la défense de Habib Achour, incarcéré à Sfax. Habib Achour évoque, dans son livre-témoignage, la visite qu'il a rendu avec Ferhat Hached  à Ali Belhaouane et Hédi Nouira, au bureau du Néo-Destour, après sa libération. et décrit les activités régionales syndicales, politiques et sociales, que menaient ensemble les syndicalistes et les Néo-Destouriens, à Zaghouan, où il était exilé[19]. Alors que la concertation était effective entre les appareils, l'action sur le terrain associait les militants des deux organisations nationales, engagées dans une lutte complémentaire sinon commune.

 

II - Le discours et la praxis : Nous sommes en mesure d'analyser le discours de Ferhat Hached et d'étudier son évolution, grâce aux articles qu'il a publiés régulièrement, dans le journal nationaliste Mission[20]. Les questions syndicales, les salaires, le coût de la vie et les questions professionnelles constituaient, bien entendu, des objectifs prioritaires. "La lutte pour le pain, la lutte pour le bien-être sont des impératifs", écrit-il le 1er septembre 1948[21]". Mais il ne limite pas ses objectifs à la défense des intérêts catégoriels et inscrit les revendications syndicales, dans le contexte général du pays, dans l'amélioration globale de la situation sociale. Posant le problème de la mendicité et du chômage, qui sévissaient dans le pays, il affirme que "le peuple tunisien ne reculera pas devant le sacrifice d'une révolution sociale constructive, qui assurera sa survie[22]". A la veille du congrès d'avril 1949, appelé «congrès de l'union», Hached déclare que "le travailleur, à l'avant-garde du progrès dans les pays encore soumis à l'exploitation féodale, prépare pour son pays les heureux lendemains d'un peuple libéré de toutes ses chaînes[23]". Les revendications nationales,  sont de plus en plus affirmées, dans le discours de Hached et les motions des différentes assises de l'UGTT. Au cours du meeting du 1er mai 1949, l'UGTT  exprime certes, ses revendications syndicales : "les conventions collectives, les Prud'hommes, le statut tunisien de la fonction publique". Mais son diagnostic général inscrit les tares sociales, comme effets de la condition coloniale :

 

" En s'attaquant au système actuel de notre administration et en menant le combat pour le retour de l'administration tunisienne, à son véritable rôle dans le pays, le fonctionnaire tunisien œuvre, jour après jour, pour l'édification d'un régime nouveau, garantissant les droits des masses laborieuses et sauvegardant leurs intérêts moraux et matériels".

 

  La condamnation du régime colonial est solennellement affirmée. Hached inscrit l'UGTT dans «la lutte» «du peuple tunisien», «pour recouvrer sa liberté» contre «ses ennemis irréductibles, les colonialistes[24]». Les modes d'exploitations de la colonisation sont désormais mis à nu et dénoncés explicitement :

 

" On l'a brisé (le peuple), appauvri, exploité. On l'a chassé de ses terres pour y implanter la colonisation. On lui a fermé la porte de son administration pour la peupler avec des recrues qui n'ont rien de commun avec l'intérêt tunisien. On l'a réduit au chômage alors que les entreprises étrangères prospèrent sur son sol, avec une main d'œuvre non tunisienne....

C'est donc cela la mission tutélaire, la mission civilisatrice, l'amitié, c'est donc ça l'association franco-tunisienne, la bonne foi, la sincérité, la confiance ....

Mais, il y a longtemps que la cause est entendue ![25]". 

 

Confortée par le développement de son audience populaire et par son statut international, l'UGTT sort de la réserve diplomatique de l'ère de sa  formation. Elle tient compte de la nouvelle donne nationale. En effet, le retour du leader Habib Bourguiba du Caire, le 8 septembre 1949, la mobilisation populaire du Néo-Destour qui s'en suivit, l'engagement d'une campagne politique, en vue de trouver un «modus vivendi acceptable» avec le gouvernement français, créaient une meilleure conjoncture d'action politique. Ayant défini ses objectifs nationaux et pris conscience de l'aggravation des conditions des travailleurs tunisiens, par leurs conditions de colonisés, l'UGTT apparaissait comme un acteur politique engagé, un partenaire naturel du Néo-Destour et des différentes composantes de la nation. La suspension des relations de l'UGTT avec la F.S.M. (23 juillet 1950) et sa décision d'adhésion à la C.I.S.L. (30 mai 1951) attestaient une convergence avec le Néo-Destour qui comptait sur l'appui de l'opinion occidentale à la lutte nationale qui devait s'engager. La présence de Bourguiba au Congrès de la C.I.S.L. à Milan (juillet 1951) et de l'AFL à San Francisco (septembre 1951), accompagnant les délégations officielles syndicales, présidées par Hached[26], confirmait cette relation privilégiée entre les deux organisations. Au cours de la réunion de Milan, Ferhat Hached dénonça le régime colonial et demanda à l'organisation syndicale mondiale d'œuvrer pour "la solution du problème colonial, survivance d'une des formes de domination totalitaire les plus odieuses[27]". Poursuivant son action, il présenta au congrès de San Francisco, une motion réclamant "l'indépendance des pays d'Afrique du Nord"[28]. L'UGTT accordait, bel et bien, la priorité à la restauration de l'indépendance, rejoignant implicitement le combat du Néo-Destour, privilégiant de fait son alliance et partageant ses options stratégiques. Fait significatif, lors de la réunion le 12 mai 1951, du Comité d'Action pour les Garanties Constitutionnelles et la Représentation populaire, institué par l'UGTT,  l'absence des délégués du vieux Destour révélait, peut-être, des options politiques prises par l'organisation invitante[29]. "Solidarité" et autonomie, ainsi s'étaient établies et développés les relations entre les deux organisations UGTT et Néo-Destour :  "Chacun avait ses responsabilités..., chacun travaillait dans le domaine et sur le plan qui lui étaient propres, mais avec toujours l'idée que les deux organisations UGTT et Néo-Destour sont étroitement solidaires et doivent marcher la main, dans la main[30]".

 

III- Le temps politique du syndicaliste  :  La note du gouvernement du 15 décembre 1951[31] met fin au processus de négociations franco- tunisiennes, engagées depuis la formation du ministère de Mhamed Chenik (17 août 1950). L'UGTT participe activement à la riposte du peuple tunisien contre cette fin de non-recevoir du gouvernement français. Dès le 16 décembre 1951, Ferhat Hached signe, au nom de l'UGTT, le télégramme de protestation des organisations nationales au gouvernement français. Ces organisations : Néo-Destour, UGTT, Union Générale des Agriculteurs Tunisiens (UGAT) et Union Tunisienne de l'Artisanat et du Commerce (UTAC) affirment qu'elles engagent la lutte contre le régime du protectorat[32] et passent à l'acte, décidant une grève générale de trois jours (21-23 décembre[33]). Ferhat Hached inaugure ainsi ce que nous avons appelé le temps politique du syndicaliste. Faisant bloc avec toutes les composantes de la nation, l'UGTT devint ainsi un partenaire important du Néo-Destour, au cours de cette ère de répression et de résistance. "Jamais unanimité populaire n'aura été aussi forte, jamais cause nationale n'aura été aussi solide et aussi âprement défendue" déclara Ferhat Hached, le 18 janvier 1952, date de l'arrestation du leader Habib Bourguiba.  En effet, toutes les organisations nationales se rallièrent aux mots d'ordre du Néo-Destour et s'impliquèrent dans l'épreuve. Dans le cadre de cette mobilisation générale, leurs dirigeants furent associés à la direction du mouvement. Leurs statuts spécifiques, de responsables d'organisations professionnelles leur assuraient une grande marge d'action. Mais ils étaient tenus, de par le caractère non-politique de leurs organisations, d'observer une certaine réserve ou plutôt une certaine discrétion. Et d'ailleurs, le contexte de la lutte incitait à la prudence. Hached agit courageusement, dans ce contexte, ne cachant pas son adhésion, pleine et entière, aux revendications du mouvement national, formulées par le Néo-Destour. Dans ce cadre, il rendit visite, en janvier 1952, en compagnie de Hédi Nouira, au leader Habib Bourguiba, «éloigné» à Tabarka et lui affirma sa confiance dans la victoire[34]. Nous sommes, en mesure d'affirmer, à l'appui de notre documentation, qu'il ne s'agissait ni d'une visite de pure courtoisie ni d'un simple acte de solidarité avec le leader. Ce fut une réunion de concertation de Bourguiba avec deux personnalités appelées éventuellement à tenir le flambeau et à animer la résistance politique et/ou armée[35]. Nous y reviendrons. Mais cette visite, en commun, effectuée par Nouira et Hached ne pourrait s'expliquer par un simple concours de circonstances. Elle associait à Hached, un proche collaborateur de Bourguiba, un personnage clef, en qui il avait confiance. Ce qui permettait, de surcroît, de conjuguer l'action du rassemblement politique, le Néo-Destour et de la grande organisation syndicale, dont l'infrastructure pouvait bénéficier d'un certain répit, au cours de l'engagement de l'épreuve.

 

L'examen des activités de Ferhat Hached permettra de dégager les deux facettes de son action militante, publique et clandestine, en tant que représentant d'une puissante organisation syndicale engagée dans la défense de la cause nationale.

 

a) Ferhat Hached membre du Bureau Politique Clandestin : Ferhat Hached assuma son engagement solennel, en faisant partie du Bureau Politique Clandestin (le BPC), qui était formé par des dirigeants néo-destouriens en liberté (Mongi Slim, Hédi Nouira, Jellouli Farès, Taïb Mhiri etc.), deux membres de la direction de l'UGTT (Ferhat Hached et Nouri boudali), deux membres de l'Union  de l'Artisanat et du commerce (Ferjani Bel Hadj Ammar et Mokhtar Attia) et du Secrétaire Général de l'Union Nationale des Agriculteurs tunisiens (Brahim Abdellah). Constituée dès le déclenchement de la répression coloniale, qui a démantelé l'appareil du Néo-Destour[36], le BPC fut, en réalité, une structure informelle, rassemblant les dirigeants disponibles. Le syndicaliste Nouri Boudali décrit son mode d'organisation, ses méthodes d'action et ses compétences, dans son étude "Etre et durer[37]". "Tacitement présidé par un chef politique en liberté", "poursuivant son action par des remplacements automatiques, à la suite des empêchements survenus par des arrestations et des éloignements parmi ses membres ainsi que par leur libération et leur retour en son sein", le BPC "animait l'action résistante, coordonnait la lutte politique et armée et assurait l'exécution des décisions prises[38]". Bénéficiant de fait d'un statut international lui assurant une certaine immunité, Hached eut vraisemblablement une participation régulière au sein du Bureau Politique Clandestin, n'ayant pas été arrêté. A ce titre, il se chargea d'organiser l'accueil au Caire, en janvier 1952 de Salah Ben Youssef, Secrétaire Général du Néo-Destour et ministre de la Justice et Mohamed Badra, ministre des Affaires Sociales, menacés d'arrestation, à la suite de leur mission en France, porteurs d'un message du gouvernement Chenik, expliquant au Président du Conseil de Sécurité, les doléances tunisiennes[39]. La missive envoyée, en septembre 1952, par Ferhat Hached à Habib Bourguiba, déporté à la Galite montre son souci d'assurer la liaison avec le leader, de le mettre au courant de l'évolution de la situation. Tout en mettant à jour le dossier national, conforté par les nouveaux acquis (rapport du Conseil des quarante, correspondance de Lamine Bey avec le Président de la République française, motion de la C.I.S.L., rapport de François Mittérand), il l'assurait de la détermination des nationalistes tunisiens[40].

 

b) La résistance officielle : Incarnant la résistance, avec les organisations nationales, l'UGTT organise les grèves de protestation pour faire valoir les revendications nationales. Ses prises de positions contre le pouvoir colonial s'inscrivent dans cette même option. Faisant échec à ses manœuvres, dénonçant les pseudo-réformes qu'il propose, l'UGTT  signe avec les organisations nationales, syndicales et politiques une motion de défiance à l'Establishment colonial, le 23 juin 1952[41]. Les signataires estiment que "le programme de réformes illusoires, proposé par le gouvernement français ... n'apportera aucune solution valable à la crise des relations franco-tunisiennes et réaffirment la volonté unanime de la Nation tunisienne de poursuivre, sans relâche, la réalisation de ses revendications légitimes[42]".

 

D'autre part, Ferhat Hached participa au Conseil des Quarante, réunis par Lamine Bey, pour étudier les réformes présentées par le gouvernement français, le 29 juillet 1952. En effet, soumis à des fortes pressions, le bey réunit, le 1er août 1952, un conseil de représentant des différentes sensibilités tunisiennes, pour examiner les propositions. Ce stratagème  qui permettrait à Lamine Bey de faire valoir la nécessité de consulter l'opinion publique tunisienne, pour se libérer de l'emprise du Résident Général, aurait été suggéré par le Bureau Politique Clandestin, d'après le témoignage de Nouri Boudali. Les trois membres du Bureau Politique Clandestin, qui furent cooptés, pour représenter leurs organisations : Sadok Mokadam (Néo-Destour), Ferhat Hached et Nouri Boudali (UGTT) ont, vraisemblablement, joué un rôle très engagé et peut-être de contrôle nationaliste, au sein de ce Conseil.. Ferhat Hached, qui fut appelé à faire partie de la Commission des Treize, chargée de rédiger le rapport final de synthèse[43] a, sans doute, assumé la responsabilité de défendre les vues du BPC. Le rejet du plan des réformes, par la représentation nationale, le 7 septembre 1952, devait désigner ses membres à la vendict des autorités du Protectorat et des ultras de la colonisation qu'ils servaient.

 

c) Hached et la résistance armée ?  : L'Establishment colonial se rendait compte que Hached qui ne ménageait pas ses efforts dans la lutte politique jouait un rôle incontestable d'appui sinon d'organisation de la résistance armée. Un rapport confidentiel, élaboré par le ministère français de l'intérieur, le 7 août 1954, met l'assassinat de Ferhat Hached, en relation avec son rôle dans la lutte :

 

"Il est vrai aussi de dire que la P.J. aurait eu antérieurement en mains, sinon la preuve tout au moins la conviction très formelle de l'autorité de Ferhat Hached sur certains groupes de fellaghas du Sud et qu'elle estimait au fond d'elle-même que justice (aussi mal qu'elle fut) était faîte[44]".

 

Certains témoignages avancent l'idée que Ferhat Hached, était chargé, en accord avec Bourguiba de la coordination de la résistance[45].  La lettre du leader Habib Bourguiba à Abed Bouhafa, le 5 juillet 1950, annonce qu'il "est entré en contact avec une personnalité", pour l'organisation de la résistance armée et que "l'ossature d'une organisation clandestine, à côté et en dehors du parti est déjà sur place[46]". En l'état de notre documentation, nous ne sommes pas en mesure de désigner cette personnalité, proche du Néo-Destour mais en dehors de lui. S'agit-il d'Ahmed Tlili, de Ferhat Hached ou d'autres militants actifs, influents, mais qui n'appartiennent pas à l'appareil officiel du Néo-Destour, à ses instances connues, à ses structures administratives publiques ?

 

Ce que nous pouvons, par contre, affirmer c'est que Ferhat Hached a été associé directement à l'organisation de la résistance, qu'il ait participé à sa prise en charge, dès janvier 1952 ou qu'il ait pris la relève, par la suite de l'arrestation d'un militant proche. Le rôle joué par son compagnon néo-destourien et syndicaliste Ahmed Tlili, dans la constitution de la résistance, dans le Sud et les témoignages de Nouri Boudali sur la participation de certains militants de l'UGTT dans la lutte[47], laissent supposer la plus ou moins grande participation de Ferhat Hached, dans l'action de soutien à la résistance. Mouvement clandestin et décentralisé, la lutte tunisienne fut organisée, par des nationalistes volontaires utilisant les opportunités qui s'offraient à eux. Les bandes qui se constituaient obéissaient à des chefs, en relations avec les responsables locaux, régionaux ou nationaux. La direction du Parti, les membres du Bureau Politique clandestin et les grands chefs nationalistes libérés tentaient d'assurer, au gré des circonstances, une plus ou moins grande coordination, entre les principaux acteurs sur le terrain. Mais les résistants bénéficiaient d'une grande marge de manœuvre, tout en restant au contact des dirigeants qui assuraient leur soutien.

 

La décision de la main rouge, relais et antenne de la police du protectorat, d'assassiner Ferhat Hached atteste le rôle décisif, qu'il jouait dans la lutte politique et/ou armée. De son point de vue, il incarnait, désormais, pendant cette conjoncture, la menace nationaliste, alors que la plupart des chefs politiques néo-destouriens étaient déportés, exilés ou arrêtés.

 

Conclusions : Ainsi analysé, la personnalité de Ferhat Hached l'inscrit comme un grand militant, conscient de l'interaction du syndicalisme et du nationalisme, dans les aires coloniales. De ce point de vue, le syndicaliste formé dans la praxis européenne innove et dérange, car il prend conscience de la nécessité de sortir de l'impasse du syndicalisme métropolitain et ouvre de nouveaux horizons, transgressant ses objectifs et sa stratégie. Au sein du mouvement national, ce syndicalisme d'un tiers-mondisme naissant, lui assure le soutien et la solidarité des compagnons de routes de l'extérieur et d'enraciner les dimensions populaires au sein de l'action nationale. Ferhat Hached a ainsi joué un rôle important, au cours de cette ère de convergence UGTT/Néo-Destour. Ce travail en commun permettra au syndicalisme tunisien, de présenter ses options lors de la construction du nouvel Etat et l'élaboration des ses projets d'avenir. Peut-être permettrait-il d'affirmer que le syndicalisme tiers-mondiste s'inscrit nécessairement dans cette confluence des temps du politique et du syndical, qui définissent ses horizons, ses espaces d'action, dans une vision globale de solidarité collective.

 

 

Khalifa Chater

 

Mélanges au professeur Dominique Chavallier,

Académie Beit al-Hikma, Carthage 2006, pp . 195 - 210.


 

[1] -  Voir les travaux de Abdeslem Ben Hamida sur l'histoire du syndicalisme et en particulier :

     - Le syndicalisme tunisien de la deuxième guerre mondiale à l'autonomie interne, Publications de l'Université de Tunis, 1989.

      - Sa thèse de Doctorat d'Etat intitulé "Capitalisme et syndicalisme en Tunisie (1924-1956)", soutenu à la Faculté de Nice, 2000.

[2] - Mustapha Kraiem évoque plutôt "l'indifférence des partis politiques", à l'égard de la CGTT. Voir M. Kraiem, "la seconde CGTT et le Néo-Destour", in Sources du mouvement national tunisien (1950-1954 , MESRS et CNUDST, Tunis, 1985, p. 243.

[3] - Voir l'étude de la question par Mustapha Kraiem. Ibid., pp. 243-271.

[4] - Voir le rapport du Commissaire Principale, chef de La Sécurité Régionale de Sfax au Directeur des Services de Sécurité à Tunis, 25 décembre 1944. Texte publiée dans le mémoire de maîtrise de Noureddine Hached, "La 3ème expérience CGTT aboutit, Farhat Hached fonde l'UGTT", Faculté de Nice, 1982, p. 208-214.

[5] - Note de la police, relative à la formation de deux sections de l'UGTT à Ferryville, Tunis, 29 septembre 1946. Ibid., pp. 271-273.

[6] - Voir le rapport du Commissaire Principale de Sfax, 25 décembre 1944. Ibid., p.210.

[7] - Voir  Habib Achour, Ma vie politique et syndicale, enthousiasme  et déceptions (1944-1981), Alif, Tunis, 1989, p. 12.

[8] - Parmi l'équipe fondatrice, Habib Achour  étaient membres du Néo-Destour, depuis 1935.

[9] - Ibid., p. 13. Voir aussi Abdeslem Ben Hamida, Le syndicalisme ..., op. cit., p. 107.

[10] -  "Lorsque la fédération des fonctionnaires a été créée, beaucoup de ses militants étaient membres du vieux Destour et en autres Mohamed Ben Abdelkader qui fait partie de l'exécutif. C'est lui qui m'a engagé au Destour". Témoignage de Rachid Driss, 21 octobre 2002.

[11] - Voir, par exemple, le rapport de la police relatives  aux réunions de l'UGTT du 21 septembre 1946. Ibid., pp. 267 - 270.

[12] -  rapport de police relatif au meeting syndical de Sousse, 28 octobre 1946. Ibid., pp. 275-278.

[13] - Voir la thèse de Abdeslem Ben Hamida, op.cit., troisième partie, p. 323.

[14] - Cette enquête fut publiée dans le journal de Camus Combat du 27 juillet  au 7 août 1947. Voir la publication de cette enquête par Tassidi Yassine, "Tunisie, 1947, in Awal, n° 22, l'an 2000, pp. 107 à 122. La rencontre avec Ferhat Hached a été publié par Combat le 30 juillet et 7 août 1947.

[15] - Ibid., p. 116.

[16] - Ibid., p. 117.

[17] - Ibid.

[18] - Ibid.

[19] - Habib Achour, Ma vie politique ..., op. cit., pp. 25-27.

[20] - Voir les articles de Hached, in Mission, du 2 juin 1948 au 15 février 1952.

[21] -Voir son article "salaire et coût de la vie", in Mission, 1er septembre 1948.

[22] - Ibid., 3 janvier 1949.

[23]  - Ibid., 14 avril 1949.

[24] - Ibid., 21 juillet 1950.

[25] - Ibid., 15 décembre 1950.

[26] - Voir le témoignage de Nouri Boudali, in Etre et durer, Tunis, 1999, pp. 134-139.

[27] - Voir le discours de Ferhat Hached, à Milan, in Mission 20 juillet 1951.

[28] -  Voir son discours à San Francisco, Ibid. 5 octobre 1951.

[29] -Voir, pour la composition du comité, Nouri Boudali, Protectorat et indépendance, op;cit. p. 113.

[30] - Voir Habib Bourguiba, "le syndicalisme tunisien de Mhamed Ali à Farhat Hached". Nous avons utilisé sa la re-édition de cette étude in Habib Bourguiba, ma vie, mon œuvre (1952-1956), Paris, Plon, 1987, pp. 168-176. Voir particulièrement p. 174.

[31] - Lettre de Robert Schuman au Premier ministre tunisien Mhamed Chenik en date du 15 décembre 1951.

[32] - Ce télégramme expédié par Mongi Slim est signé par Mongi Slim, Ferhat Hached, Habib Mouelhi et Ferjani Ben Hadj Ammar. On notera que le vieux Destour ne figure pas dans ce front de lutte.

[33] - L'ordre de grève, décidée par les mêmes organisations et portent les mêmes signatures.

[34]  - Voir Habib Bourguiba, "le syndicalisme tunisien de Mhamed Ali à Farhat Hached". Nous avons utilisé sa la re-édition de cette étude in Habib Bourguiba, ma vie, mon œuvre (1952-1956), Paris, Plon, 1987, pp. 168-176. Voir particulièrement p. 175.

[35] - Nouri Boudali qui évoque ces entretiens, suppose l'existence d'une concertation entre Bourguiba et ceux qui lui rendaient visite à Tabarka. Voir Etre et durer, op. cit., p. 51.

[36] - Le leader Habib Bourguiba fut arrêté le 18 janvier 1952, ainsi que les principaux dirigeants du Néo-Destour. Les arrestations se poursuivirent durant toute cette période (1952-1954).

[37] - Op. cit., pp. 20-25.

[38] - Ibid.

[39] - Témoignage de Rachid Driss, membre de la Délégation du Néo-Destour au Caire, qui a reçu la communication de Hached, qu'il ne connaissait pas ( entretiens du 2 octobre 2002).

[40] - Habib Bourguiba, "Syndicalisme tunisien de M'hamed Ali à Hached", in ma vie ...., op. cit., p. 176.

Nouri Boudali précise les conditions de cet envoi, dans une lettre qu'il a adressée  à Habib Bourguiba, le 10 janvier 1881. Voir N. Boudali,  in Etre et durer, op. cit., pp. 47-53.

[41] -  Ces "réformettes" annoncée par un communiqué de la résidence Générale le 2 avril 1952 et discuté à l'Assemblée Générale française, les 5, 9 et 20 juin 1952. Voir Nouri Boudali, Protectorat et Indépendance, op. cit., p; 126-129.

 

[42] - Voir le texte de la motion. Ibid.

[43] - Ibid., pp. 139-149.

[44] - Rapport sur la demande du Président du Conseil Mendes-France, à François Mittérand, ministre de l'Intérieur. Genève, 13 juillet 1954.

[45] - Rachid Driss confirme ce rôle de Hached, connu par les proches de la Direction du Néo-Destour (Entretiens avec Rachid Driss, 2 octobre 2002).

[46] - Habib Bourguiba, ma vie, mon œuvre (1952-1956), Paris, Plon, 1987, pp. 345-350. Voir particulièrement p. 349.

[47] - Voir le témoignage de Nouri Boudali, Etre et durer, op. cit., pp. 53-56.