Commerce transsaharien et esclavage au XIXe siècle,
dans les Régences de Tunis et de Tripoli

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Professeur Khalifa Chater

vice-Président de l'AEI, Tunis.

L'étude du commerce transsaharien a été, dans une large mesure, occultée par les historiens de l'Afrique du Nord contemporaine. Le développement des relations méditerranéennes du Maghreb qui ont marqué l'ère précoloniale a été naturellement privilégié, dans la mesure où il a induit des changements significatifs. Activité traditionnelle, en déclin de surcroît, le commerce traditionnel suscitait moins d'intérêt. D'autre part, l'imbrication des voies subsahariennes et internes du commerce caravanier ne permettait pas de bien connaître l'ampleur de ce trafic, sinon de l'évaluer. Par contre, le commerce avec l'Europe était soumis à un contrôle plus stricte, dans ses débouchés portuaires. Depuis l'abolition de l'esclavage dans la Régence de Tunis (1841-1846) et dans la Régence de Tripoli (1855), la traite, désormais condamnée officiellement, devenait plus discrète sinon clandestine. Le tarissement des sources d'information, la limitation des marges de manœuvres des commerçants, dans les ports exposés au contrôle consulaire et le repli effectif des caravanes vers des relais périphériques rendent plus difficile les investigations des historiens relatives à une activité en déclin prohibée, secrète, souterraine et mystérieuse. Elle a, désormais, l'évidence d'un mythe, évoquant une sorte de Farwest saharien.

I - Les éléments d'actualisation du sujet : Deux sources importantes nous permettent de re-actualiser notre connaissance du commerce transsaharien et de l'esclavage dans les Régences de Tunis et de Tripoli, au XIXe siècle :

1 - La correspondance d'une famille de négociants de Ghadamès : Béchir Kacem Youchaa a publié la correspondance de sa famille durant le XIXe siècle (23 août 1804 au 17 décembre 1907). Cette correspondance comprend 150 documents : Les documents relatifs à l'activité commerciale des Ghédamsis comprend 100 lettres échangées entre les correspondants et dix extraits de registres de comptabilité. Les archives publiées sous la rubrique documents sociaux concernent des délégations de pouvoir, des contentieux entre partenaires et des cas d'endettement et d'hypothèque de biens ainsi que des actes notariaux divers.

Les 100 lettres commerciales sont d'un grand apport pour la connaissance du commerce transsaharien. Une centaine de négociants y rendent compte à leurs associés de leurs activités, se concertent avec eux, présentent des bilans et évoquent des contentieux ou tout simplement des faits quotidiens. D'autre part, ils transmettent des informations sur l'état des marchés, les prix des principaux produits, la sécurité des axes de communications.

2 - La relation de Mohammed Ben Othman el-Hachaïchi (1896) : Participant, en 1896, à une expédition saharienne organisée par le marquis de Morès, afin d'ouvrir une voie de pénétration commerciale française vers l'Afrique noire, le lettré Mohammed Ben Othman el Hachaïchi (1855 - 1912) a effectué une véritable enquête sur le terrain, à Tripoli, Benghazi, Koufra, Morzouk et Ghat, recueillant et consignant de précieuses informations sur le commerce transsaharien, ses principales voies et ses mutations. Hachaïchi partit de Tunis, le 10 mai 1896, afin de demander au cheikh de la Senoussiya de délivrer une autorisation de visite au marquis de Mores, dont la caravane l'avait précédé. Une analyse de la relation de Hachaïchi permettra de connaître les axes du commerce transsaharien, en relation avec l'évolution de la traite.

II - La diaspora Ghédamsie, d'après ses correspondances commerciales : L'analyse de la correspondance de la famille Youchaa confirme que nous sommes, donc, en présence d'un réseau de «diaspora commerciale», tel que défini par Abner Cohen, qui analyse le rôle des communautés de commerçants qui vivent "comme minorités", dans une culture étrangère, s'assurent une mutuelle assistance et s'offrent une logistique minimum à leurs activités (logement temporaire, facilités d'emmagasinage, informations sur les conditions locales, garanties de crédit et services de courtage).

a) le réseau des Ghédamsis : Cette correspondance permet d'identifier le réseau des Ghédamsis, ses principaux pôles, ses relais et son aire d'activité, déterminée par les principaux produits échangés entre les centres des lisières septentrionales et méridionales du Sahara : achat des esclaves, du cuir tanné, des plumes d'autruche et des tissus de lin de l'Afrique subsaharienne, essentiellement de la région nigérienne et vente, en échange, des produits de l'artisanat maghrébin, des tissus et des articles variés d'origine européenne.

Au Maghreb, les principaux pôles de ce commerce sont Ghadames, Tunis et Tripoli. Centre de décision évident, Ghadames constituait le pivot de ce commerce dominé par ses négociants, qui assuraient la collecte, le transport et la vente des produits. D'ailleurs, toutes ces lettres commerciales faisaient état d'accords d'association qui reliaient les Ghédamsis de la diaspora et les hommes d'affaire de la cité, permettant aux partenaires de se partager les risques et les profits. Pôle traditionnel du commerce transsaharien, Tunis est de plus en plus relayée par Tripoli où les produits du Soudan (plume d'autruche, ivoire et tissus spécifiques) y sont expédiés par les caravanes et exposés à la vente. D'autre part, les marchandises nord-africaines, à destination de l'Afrique subsaharienne y sont collectées. Ce qui explique l'afflux des commerçants ghédamsis, vers Tripoli, pour diriger leurs affaires et assurer les opérations de vente et d'achat, alors que Ghédames, enclavée ne répond plus aux exigences d'un commerce, utilisant les ports, dans l'aire précoloniale. Dans ses relations commerciales avec l'Europe, les esclaves qui ne représentent plus un important produit de l'échange, seront détournés vers les circuits intérieurs.

Touât et Ghat constituaient des relais importants du commerce transsaharien. Située sur la route transsaharienne Gafsa-Ouergla, Tombouctou et reliée par une voie bifurquée à Ghadames, l'oasis de Touât collecte les marchandises à vendre à Tombouctou et reçoit les produits qui en proviennent. Une correspondance, en date du 15 décembre 1848 fait état de l'arrivée, vraisemblablement de Ghédames, de deux livres et demi d'encens et de trois douzaines de miroirs. Les Touatis assurent également l'organisation des caravanes vers Tombouctou. Mais les activités de cet axe de commerce était, parait-il, en déclin. Une communauté de Ghédamsis est établie à Tombouctou; mais la correspondance évoque davantage sa vie quotidienne, ses contentieux et rarement les produits de l'échange. Fait significatif, Mohamed Ben Salah Ben Haroun, fin connaisseur du commerce transsaharien, déconseille à son correspondant Othman Ben Youchaa d'investir dans le commerce avec Tombouctou, lui recommandant d'opter pour les autres pays du Soudan, c'est-à-dire la région nigérienne.

Par contre les activités de Ghat, sur la voie Ghadames-Air-Kano semblaient plus prospères. Les commerçants ghédamsis ont, en effet, étendu leurs activités dans les régions de l'Aïr, de Damerghou, de Niamey, les centres de Zendar, Kano et Sokkoto, dans l'aire nigérienne Bornou et le Darfour. Dépassant la lisière du Sahara, ils parviennent à ce qu'ils appellent Bled es-Soudane, où ils se procurent directement ses produits et vendent les marchandises achetés à Ghadames, Tripoli et Tunis. D'ailleurs, cette correspondance évoque, comme principale voie caravanière Ghadames-Ghat-Air-Kano.

b) L'organisation du commerce des Ghédamsis : Cette relation montre la spécificité de l'organisation de ce commerce traditionnel entre des partenaires lointains. Des rakkas (étymologiquement des personnes mobiles), appelés parfois sayyars (personnes rapides) assurent le service de courrier et annoncent les arrivées des marchandises par des caravanes saisonnières ou irrégulières, constituées à la demande des négociants. Ce commerce traditionnel, à haut risque mais à grand profit, est régi par un code d'honneur, des relations de confiance, privilégiant les relations personnelles avec des parents plus ou moins proches, sinon des partenaires associés du même village. Sur une centaine de lettres commerciales, 27 étaient échangés entre correspondants d'une même famille, celle de Ben Youchaa. Les partenaires étaient cependant soucieux d'établir une comptabilité, nécessairement approximative ou plutôt globale, à leurs correspondants qui les confrontaient avec leurs propres registres. Ultime précaution, toutes les charges de la caravane sont enregistrées. Une copie du registre accompagne les chargements, permettant d'effectuer les vérifications à l'arrivée. D'autre part, le responsable de l'expédition des marchandises les adresse à son correspondant, qui assure leur répartition, selon ses instructions.

Une organisation stricte semble régir ce trafic caravanier. La caravane est dirigée par un chef, en général ghédamsi. Mais sa sécurité est assurée par un chef Touareg. Les razzias des caravanes n'étaient pas rares. En juillet 1843, la tribu des Ouled Marsit ont attaqué une délégation des Ghédamsi se rendant à Tripoli et tué le délégué turc Hussein, mamelouk du Pacha de Tripoli. Quelques jours plus tard, ils ont envahi Ghédames, demandant à prendre possession des biens et des esclaves de leur victime. Ce trafic reste à la merci des Tribus Touaregs qui dominent la région. Leurs querelles provoquent une montée des périls et ferment certaines voies caravanières. En septembre 1867, par exemple, la voie Tripoli-Kano n'était plus sûre. Des négociations, des arbitrages et vraisemblablement le paiement d'un tribut permettent de trouver des arrangements. De leurs côtés, les négociants évitent l'organisation de petites caravanes, ne disposant pas de moyens de protection suffisants.

Ce commerce transsaharien concerne au XIXe siècle, comme nous l'avons vu, une centaine de négociants ghédamsi. Mais les petits négociants coexistent avec des grands hommes d'affaires, qui semblent détenir un quasi monopole sur les structures d'accueil. Le riche négociant Othman Ben Youchaa, par exemple, établi à Ghédames et effectuant de fréquents déplacements à Tunis et surtout à Tripoli, entretient de multiples relations commerciales avec les négociants de la diaspora, jouant le rôle d'entrepreneur dans le commerce transsaharien, investissant ses propres fonds, assurant l'achat et la vente des produits par des associés sur place Trente huit lettres de la correspondance commerciale concernent ses opérations commerciales avec ses différents partenaires à Ghat, Tombouctou, l'Air, le Touât, les régions soudanaises et, bien entendu, Tunis et Tripoli. Echange de bons procédés, il constituait, d'autre part, la structure d'accueil pour les marchands installés dans la lisière, jouant le rôle d'agent commercial, recevant les caravanes, assurant les expéditions et prêtant mains fortes à ses partenaires.

c) La traite des esclaves : La lecture de cette correspondance commerciale montre que l'ivoire, les plumes d'autruche et le cuir tanné sont les principaux produits de l'échange avec le pays du Soudan. Mais les témoignages concordent pour affirmer l'existence d'un commerce d'esclaves, occulté à Tripoli et même au Fezzan, mais reconnu par les commerçants exerçant à Ghat, Bornou et les différents pôles de la lisière méridionale du Sahara. Ce qui atteste la persistance de la traite intérieure africaine où l'esclave est, dans les pays du Soudan, le principal produit de la vente. N'ayant pas ou peu de rapports avec les ports méditerranéens, elle est difficile à déchiffrer. Nous savons néanmoins que des razzias permettent aux négriers africains de constituer les stocks. Mais la vente dépend des appels d'offre des commerçants transsahariens.

Dans le commerce transsaharien, les esclaves deviennent, cependant, des articles rares . Cette correspondance commerciale qui s'étend durant le XIXe siècle évoque l'achat seulement de 17 esclaves. L'abolition de l'esclavage dans les Régences de Tunis puis de Tripoli ont réduit la demande. Othman Ben Youchaa s'empressa, en janvier 1855, d'annoncer à ses correspondants dans les pays du Soudan, la fermeture du marché des esclaves à Tripoli. Aussitôt les propriétaires d'esclaves s'empressent de les garder sur place, en attendant de jours meilleurs. Mohamed Ben Belgacem Ben Youchaa garda ses nombreux esclaves à Tatghessine ( 80 kms au Nord de Ghat). Un autre négociant demanda à son correspondant de prendre soin de ses esclaves à Konache (Nord-Ouest de Niamey). Les esclaves de Hadj el-Manaa d'Arouane ont été vendus, à sa mort, en 1849. Autre commerçant d'esclaves important, Mohamed Ben Brahim, évoque le convoyeur de ses propres esclaves, vers 1850. Au cours de la même dépêche, il annonce que la tribu touareg Keloui est arrivé à Ghat, avec 46 esclaves. Les Ghédamsi sont, en effet, de plus en plus relayés par les Touaregs qui inspirent la crainte mais permettent la reprise des affaires, à Ghat, qu'ils considèrent, désormais, comme «leurs paradis». En tout cas, le cours des esclaves semblent de plus en plus dépendant des offres des Touaregs, que les commerçants de Ghat attendent patiemment.

II - L'enquête sur le terrain de Hachaïchi : Au cours de son trajet de Tunis à Ghat, Hachaïchi consigne ses observations. En dépit d'un parti pris évident, puisqu'il décrit avec ressentiment le détournement du commerce transsaharien de Tunis vers Tripoli, les informations qu'il a collectées permettent de saisir l'importance de ce commerce, fut-il en déclin ! et d'évoquer ses mutations. Nous suivrons notre voyageur au cours de son itinéraire.

a) Le relais de Benghazi : Hachaïchi relève que le port de Benghazi, sa première étape, est "l'un des moins fréquentés de la Méditerranée". Il est relié à Tunis, par un vapeur mensuel et à Alexandrie, par un bateau bimensuel. Il ne s'agit pas non plus d'un relais du commerce transsaharien. Ville périphérique, hors des axes transsahariens et des circuits méditerranéens, Benghazi" est en relation avec les villes de Tripoli, Tunis et Alexandrie, dont elle recevait les produits, par voie terrestre sinon par cabotage. "L'explorateur" tunisien note, cependant, l'ouverture tardive, vraisemblablement en 1894, d'une voie transsaharienne de Benghazi au Ouaday, par des négociants tripolitains et benghazis. Leur caravane annuelle emporte essentiellement des étoffes, du sucre et du thé et ramène des plumes d'autruche, de l'ivoire et des peaux. Notons que ce trafic ne concerne guère les produits essentiels du commerce traditionnel transsaharien, à savoir le tibre (poudre d'or) et les esclaves. Il annonce, par contre, l'ouverture de l'Afrique subsaharienne aux produits européens.

b) Le relais de Koufra : La traversée Benghazi/Koufra fut longue et éprouvante. Elle introduit notre voyageur dans l'aire de la traite et du commerce traditionnel africain :

"En face de la zaouia (des Senoussiya, à Koufra), il y a un semblant de marché : sur la place même, sans aucune boutique, des gens font le commerce sans argent, par voie d'échanges; pour un chameau, par exemple, on donne un esclave ou une pièce d'étoffe ou encore du sucre et du thé. Ce qui se vend le mieux, ce sont les cotonnades dites mahmoudi, les cotonnades ordinaires et les étoffes bleues de mauvaise qualité, le sucre, le thé, les chéchias, les kaïks en laine. Toutes les marchandises viennent d'Ouaday et de Benghazi. Les provenances d'Ouaday sont les plumes d'autruche, les peaux, les dents d'éléphants, les étoffes bleues et les esclaves, hommes ou femmes".

Curieux mélange, des produits de l'ouverture commerciale européenne, par le relais de Benghazi et des produits du commerce transsahariens traditionnels, en provenance du Ouaday. L'esclavage semblait fort répandu, à Koufra, où le cheikh de la zaouia Essenoussiya avait plus de deux cents esclaves à son service. C'est dire que la pratique correspondait aux normes de cette société et qu'elle n'offusquait pas les hommes de la zaouia. Nous remarquons, d'autre part, que le cheikh de la zouia Essanoussiya, désormais établi à Koufra, ne semblait exercer qu'une autorité morale, en dépit du rayonnement de la confrérie et du charisma de ses chefs successifs. Les étrangers et les explorateurs, par exemple, qui osaient s'aventurer dans la région, étaient, parait-il, traqués et pourchassés, en dépit des recommandations fréquentes, des chefs de la zaouia. L'establishment était soucieux d'assurer la sauvegarde de ses intérêts, menacés par la concurrence des commerçants européens ou de leurs agents. Mais la relation de Hachaïchi révèle que la concurrence était très vive entre les acteurs de la région. Nous y reviendrons.

c) Ghat et Morzouk : Les péripéties du voyage de Koufra à Ghat sont évoquées sommairement. Hachaïchi traverse la lisière nord du Sahara de l'Est à l'Ouest, de Koufra à Ouddane (18 août), à Morzouk (5 septembre), à Ghat (22 septembre). Son séjour entre Morzouk et Ghat devait se prolonger du 30 juillet au 20 décembre 1896. Une blessure, due à la chute de sa monture, nécessita, en effet, plus de deux mois de soins à Morzouk, où il dut retourner le 6 octobre. Il en profita, pour recueillir d'amples renseignements sur les relations commerciales de la région :

"C'est en 1873, qu'ils (les Tripolitains) ont mis la main sur le commerce qui se faisait précédemment entre les gens de Tunis, de Ghat et du Soudan... En 1868, un Tripolitain nommé Nassouf entreprit d'aller à Ouaday. Des fonds lui avaient été fournis pour cela par un nommé Arbib, sujet anglais, établi à Tripoli. Ne connaissant pas le chemin, il consulta un certain Ben Aloua, l'un des notables de Mourzouk, qui habitait alors Tripoli... Nassouf équipa une caravane, prit une quantité de marchandises et se dirigea vers Mourzouk. Lorsqu'il y arriva, Ben Aloua mourut ainsi que celui de ses fils qui faisait partie de la caravane. Mais Nassouf continua la route tout seul et arriva, sans encombre à Ouaday, où il vendit ses marchandises à des prix très élevés. Il prit alors un fort chargement de marchandises au Ouaday, où il vendit cinquante piastres ce qui lui avait coûté une piastre. Le premier, il avait pénétré au Soudan et ouvert la route de Ouaday aux Tripolitains..."

Le voyageur tunisien évoque, en réalité, la main mise des Tripolitains, sur ce commerce transsaharien, qui était jusqu'alors le monopole des commerçants de Ghédames. Les voies commerciales étaient, semblait-il, l'objet d'un secret bien gardé par ceux qui le pratiquaient. D'autre part, une certaine complicité liait ses principaux partenaires. Nassouf détourna les difficultés, en faisant appel à un commerçant de Morzouk, qui l'initia à ses méthodes et lui servit de guide. Comme par hasard, ce commerçant et son fils, périrent, au cours de l'expédition, après avoir livré les secrets de ce commerce et en particulier ses routes les plus sûres. L'entreprise de Nassouf correspond, d'ailleurs, à une mutation induite par l'ouverture commerciale européenne. Constituant des sociétés, avec des Européens, les Tripolitains jouaient le rôle d'intermédiaires du commerce européen. Ils lui procuraient les matières dont il avait besoin (plumes d'autruche, peaux, ivoire) et assurait la distribution des produits de pacotille, des étoffes, des armes etc. Depuis lors, les commerçants tripolitains étendirent leurs activités "au Bournou, à Kanem, à Kano et dans les autres pays de l'extrême Soudan".

Est-ce que la traite faisait partie de ce commerce ? Hachaïchi ne l'évoque pas explicitement dans le cas des Tripolitains, nouveaux venus dans ce commerce. Sans doute, ne constituait-elle pas pour eux une activité prioritaire ? Par contre, elle restait importante dans la ville de Ghat. Dans ce centre important de la traite, le trafic concernait, sans distinction, les tribus africaines, qu'elles soient musulmanes ou païennes. Lors de la visite de Hachaïchi, Ghat était devenu un important relais du commerce transsaharien : "Il entre, en ville, chaque année plus de 30.000 chameaux chargés". Hachaïchi a assisté à l'arrivée des caravanes d'été et d'hiver, qui venaient de Bornou et de Kanem. Celle d'été comprenait essentiellement des négociants tripolitains. Composé de 700 chameaux, elle transportaient les produits habituels d'Afrique subsaharienne, y compris un certain nombre d'esclaves. La seconde caravane, qui comptait neuf cents chameaux, était accompagnée par des négociants de Ghadames. En dépit de leur vive compétition, les commerçants tripolitains et ghédamsis semblent coexister, tant bien que mal.

d) La diaspora ghédamsi : L'itinéraire de Hachaïchi ne comprenait pas la ville de Ghadames. Mais son enquête sur le terrain lui a permis de réaliser l'importance du rôle qu'elle jouait dans le commerce transsaharien, par l'intermédiaire de ses actifs commerçants. L'analyse de la relation de Hachaïchi permet d'appréhender la diaspora ghédamsienne et de tracer son aire d'influence dans la région sahélienne et particulièrement le long de l'axe Nord-Sud de Ghédamés-Kano. Des communautés de commerçants ghédamsis, installées dans les relais maghrébins du commerce transsahariens (Tunis, Mouzouk, Ghat etc.) et ses principaux axes, constituaient un réseau d'acteurs, bien soudées par des liens de parenté et de solidarité ethnique. La sécurité du commerce transsaharien dépendait, vraisemblablement, d'arrangements, accords et compromis conclus entre ces colonies de commerçants et les tribus Touaregs. Hachaïchi se borna à signaler que les Touaregs louaient leurs chameaux aux caravanes. En fait, on semblait se disputer leur alliance.

Hachaïchi rappelle l'adage répandu chez les Ghédamsi : " Fais le commerce des esclaves, vends au Soudan de la verrerie de Tunis et fais constamment le chemin entre Tunis et Ghat, jusqu'à ce que l'on dise à tes parents que tu es mort". Il montre que le réseau des caravanes des Ghédamsis avait, comme principale étape de départ, la ville de Tunis. Mais cette voie Tunis-Ghat était bien en déclin, lors de son voyage. Hachaïchi prend acte du détournement des caravanes de Ghédamés, partenaire commercial des Tunisiens vers Tripoli dont les négociants s'associaient à des Européens. Il explique cette mutation par l'abolition de l'esclavage en Tunisie (1842 - 1846) et l'augmentation des taxes, sur les produits du commerce.

Conclusion : La correspondance des Ghédamsis et l'enquête de Hachaïchi attestent que le commerce transsaharien caravanier est en déclin et que la traite est condamnée, à plus ou moins longue échéance. D'autres acteurs semblent constituer une alternative. La correspondance ghédamsie évoque la prise en main du commerce des esclaves, par les Touaregs. Hachaïchi, par contre, met en valeur le détournement de ce commerce vers Fezzan et Ghat, aux dépens de Morzouk. Il parle curieusement de l'essor du commerce caravanier, y compris de la traite, au Fezzan, entre 1869 et 1884?

Mais les deux sources permettent d'esquisser une chronologie faisant valoir les compétitions entre Ghédamsis, Tripolitains et Touaregs ainsi que les pôles-relais successifs (Ghédames-Tunis, Morzouk, Ghat), en relations avec les étapes de l'abolition de la traite à Tunis, Tripoli mais aussi Morzouk, dès 1884. Mais faut-il surestimer le rôle de la dynamique interne, c'est-à-dire la compétition entre les acteurs du commerce transsaharien. D'autre part, les mesures abolitionnistes ont certes, précipité une évolution déjà engagée. Mais l'ouverture commerciales des deux aires africaines à l'Europe, les côtes atlantiques et méditerranéennes ont redimentionné les principaux relais transsahariens.

 

Khalifa Chater

Professeur d'histoire moderne et contemporaine

Faculté des Sciences Humaines et Sociales de Tunis.

Voies transsahariennes reliant les Régences de Tunis et de Tripoli (d'après E. Carette, Du commerce de l'Algérie avec l'Afrique centrale et les états barbaresques, Paris, imp. .A.Guyot, 1844).