Le nouvel ordre arabe

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Professeur Khalifa Chater

vice-Président de l'AEI, Tunis.

 

“Jusqu'à maintenant, nous n'avons fait que préparer les fondements et la base de notre révolte et nous ne sommes pas encore au bord de l'action. Si nous allons gagner ou perdre, quand l'heure sonnera, je ne puis me faire des convictions là-dessus. Tout çà est un tel jeu, et on ne peut mettre de conviction dans ses rêveries. Si nous réussissons, j'aurai tiré bon parti des matériaux qui m'étaient donnés, et cela décide de «l'éclairage». Si nous échouons, et qu'on ait de la patience, alors je pense que nous continuerons à creuser des fondations. La réalisation, si elle vient, sera une grande désillusion, mais pas assez grande, pour  qu'on se réveille.” (T. E. Lawrence, lettre à V. W. Richards, 15 juillet 1918[1]).

 

Dans cette confidence, Lawrence d'Arabie évoque sa mission au Moyen-Orient, pour établir le nouvel ordre anglais. Prenant ses distances, par rapport aux faits, à savoir sa participation à «la révolte arabe» du chérif Hussein en 1916 et la réalisation de la stratégie parallèle anglaise en Syie-Palestine (les accords Sykes-Picot et la déclaration de Balfour de 1917), l'officier anglais, ce «soldat heureux en razzias[2]», selon ses propres termes, réalise l'importance des enjeux et annonce l'échec inéluctable du grand dessein de la Grande Bretagne. L'analyste de la personnalité de Lawrence aura tout le loisir d'étudier cet acteur ambigu, déçu, dépassé par la stratégie qu'il a fidèlement servie. Nous avons voulu simplement rappeler cette profession de foi, qui relève désormais de l'histoire, alors que les événements que nous vivons actuellement semblent annoncer un processus similaire, en vue de finaliser l'établissement de «l'ordre américain», dans l'aire arabe. Fussent-elles spécifiques, vu les mutations du paysage politique Machrek/Maghreb, le contexte historique monopolaire et la nature de la prise en charge, ces deux phases inaugurales d'intervention d'envergure, mettent en exécution une stratégie élaborée globale, de gestion de «l'ordre arabe».

 

Introduction : Nous nous proposons, dans cette communication, d'examiner «l'ordre arabe», depuis son institution formelle, par la création de la Ligue des Etats arabes en 1945 et ses mutations significatives, c'est-à-dire ses re-constructions successives, sous les effets conjugués de sa dynamique interne et des décisives interférences externes.

 

Notre définition de l'ordre arabe ne se limitera point à l'étude du système politique qui régit les relations interarabes. Nous optons pour une approche globale, qui appréhende les diverses dimensions de cet «ordre étatique multiple», éclairant les états de fait et les mécanismes de prise de décision, par l'examen des rapports de forces, les leaderships, les pôles d'influence, les centres dominants. Ainsi défini, “l'ordre arabe” implique l'exploration de l'imaginaire collectif, les sentiments et ressentiments de ses populations et les niveaux différentiels de perception et/ou de conscientisation, sous l'effet de la recomposition des espaces nationaux par la géopolitique internationale et la «guerre froide arabe», qui mit à rude épreuve le socle identitaire commun. 

 

Le séisme de la guerre d'Irak et ses conséquences révélatrices sur le terrain palestinien, qui ont changé fondamentalement la donne, annoncent peut-être la fin d'un cycle. Ils ouvrent, au Machrek/Maghreb une nouvelle ère, révisant les enjeux de la société arabe, redimensionnant ses ambitions et redéfinissant les jeux de ses acteurs sur leur scène politique. Un nouvel ordre arabe est en voie d'édification, sous l'emprise du nouvel ordre international, qui a considéré l'espace arabe, comme terrain prioritaire de ses interventions.

 

I - Genèse et cycles des «ordres arabes» (1945 -1991) :  Comment définir, à travers ces constructions - reconstructions du Machrek/Maghreb, l'ordre régional durant ce cycle de mutations importantes de 1945 à 1991[3] ? Notre étude tient compte et fait valoir le rôle de l'acteur arabe, traduisant une reprise progressive de l'initiative, dans un «système subordonné dans des politiques globales[4]», divisé par ses démarcations géopolitiques, opposé par ses différences d'attitudes envers les puissances, frustré par l'omission internationale de la question palestinienne. Pour définir les ordres régionaux arabes, par le/ou les acteurs qui les ont dominés, nous adoptons l'analyse de Zaki Laïdi[5] qui estime que l'hégémonie d'un acteur se mesure à “sa capacité de dégager des ressources matérielles ou symboliques”, lui permettant “d'exercer une stratégie d'influence durable et de mobiliser un projet politique mobilisateur de soutien”. La grille de lecture doit donc dessiner la carte des pôles, des velléités hégémoniques, des alignements constants ou conjoncturels et parfois, faut-il l'ignorer ! des centres et des relais.

 

La création, en 1945, de la Ligue des Etats arabes - institution de solidarité communautaire, au service du parachèvement des indépendances - s'inscrivait naturellement dans cette ère de domination anglaise. Elle construisait un compromis institutionnel qui avait pour objectif prioritaire la libération de la Palestine, en attendant la réalisation d'une hypothétique unité arabe. La création de la Ligue représentait donc un ordre régional symbolique, sinon formel, au mieux un ordre en puissance, qui incarnait des espoirs populaires, qui juraient avec la réalité effective. La naissance de la Ligue des Etats arabes inaugure l'ordre régional arabe, dominé par l'Egypte[6]. Métropole culturelle, depuis Mohamed Ali, Le Caire devenait un foyer  de ralliement des mouvements d'indépendance arabes. La révolte de 1952 et la prise de pouvoir par Nasser devait ériger l'Egypte en pôle révolutionnaire,  au service du paradigme unitaire arabe. L'Egypte fondait ainsi sa politique sur ses capacités d'intervention, dans les domaines militaires et idéologiques.

 

Le monde arabe offrait un modèle polyarchique, avec une multiplicité de centres de décisions. Mais en dépit de l'existence d'un conglomérats d'élites, d'une pluralité de capacités d'influence, pour ainsi dire, la géopolitique arabe était sujette à l'action d'une pensée dominante, qui identifiait les enjeux et définissait les positions. Fussent - ils peu convaincus de ces à priori, les régimes arabes ménageaient volontiers ce paradigme ou du moins essayaient de taire leurs désaccords. Je me permets de parler du pouvoir des normes, définies comme règles et modèles de tout ce qui doit être[7]. Dans ce pouvoir arabe éclaté et fragmentaire, la norme exerce un pouvoir d'autant plus puissant qu'il était diffus et subtil et qu'il est censé exprimer des valeurs de consensus. Incarnant le pouvoir des normes,  que nous appelons le discours politique correcte, l'Egypte nassérienne réussit à faire valoir ses positions idéologiques, ses choix stratégiques et son appréciation des rapports de forces. En dépit d'une démarcation  évidente entre les pays modérés et/ou conservateurs, d'une concurrence idéologique entre l'Egypte nassérienne et les régimes baathistes, Nasser exerçait un leadership réel. Adoptant ce paradigme comme référence, la Ligue des Etats arabes assurait sa pérennité, en se constituant de fait en chambre d'échos des mythes fondateurs et des valeurs de refus. Le discours d'Ariha du Président Bourguiba, en 1965, avait représenté “une véritable percée (breakthrough) qui rompait le romantisme ambiant[8]”. Peut-on se hasarder à affirmer que le monde arabe préféra se tromper avec Nasser qu'avoir raison avec Bourguiba.

 

La période 1974 -1990 a enregistré l'émergence de la puissance des pays pétroliers du Golfe, aux dépens des pôles traditionnels : telles l'Egypte, la métropole culturelle, les centres  idéologiques du couple des fréres-ennemis baathistes la Syrie et l'Irak et la démocratie populaire et pétrolière algérienne. La défaite arabe, en 1967, la mort de Nasser en 1970, le voyage de Saddate à Jérusalem et les Accords de Camp David   qui s'en suivirent, le 17 septembre 1978, annoncèrent, en effet, le repli des idéologies et leur "péjoration". Contrecoup de la guerre d'octobre et du choc pétrolier qu'elle provoqua, la décennie 1970 fut l'âge d'or de l'Arabie Séoudite et des pays du Golfe, dans la mesure où l'augmentation de la rente pétrolière leur donnait, en tant que puissances financières, de grands moyens d'intervention. Le transfert de la Ligue des Etats arabes à Tunis, après la mise au banc de la communauté arabe du régime égyptien s'inscrit dans cet ordre régional arabe, largement administré et dominé par les pays du Golfe. Admettant la mise hors jeu officielle, au moins momentanée, de l'Egypte de l'ordre arabe, les pays du Golfe préfèrent circonscrire l'action contestatrice des régimes radicaux, en les rejoignant dans le mouvement protestataire, alors que le compromis a privilégié le choix d'un pays modéré, comme siège de l'institution communautaire (1978).

 

L'émergence des pôles culturels des pays du Golfe, et la multiplications des instruments off shore qu'ils dirigeaient, faisant valoir des normes plus respectueuses de l'ordre traditionnel (productions massmédias, presse, chaînes de télévisions câblées), limitaient le champ de la culture d'avant-garde et ses œuvres engagés. Repli de la modernité, le paysage arabe s'en ressentit de la domination de ce nouveau paradigme. Les dérives intégristes profitèrent, vraisemblablement, de ces approches passéistes et/ou traditionnelles.

 

Le déclenchement du conflit Irak/Iran, en 1980 redessinait les frontières des nouvelles alliances et restructuraient les relations arabes. La décision de transfert de la Ligue des Etats arabes de Tunis au Caire eut lieu dans ce contexte d'alliance ambiguë des pays du Golfe avec l'allié conjoncturel (l'Irak) et l'allié d'avenir (l'Egypte). Il s'agissait, dans les deux cas de deux «amour de raison» sur lesquels les statu quo powers ne pouvaient s'aligner. L'ordre arabe ainsi défini devait se prolonger jusqu'à l'invasion du Koweit, par l'Irak, qui  mettait fin au compromis de la coexistence. Il s'agissait, bel et bien, de la rupture du contrat fondateur de la Ligue arabe et du Pacte de Sécurité collective qui devait orienter son action et définir son référentiel. Nous devons prendre la juste mesure de ce précédent fâcheux.

 

II - La recomposition du paysage arabe (1991 - 2004) : L'occupation du Koweit et la formation de la coalition anti-irak qui s'en suivit mit à rude épreuve le consensus. Par un coup d'éclat, dont le secret n'est pas complètement dévoilé, les USA ont compté parmi leurs alliés : l'Egypte, la Syrie, les pays du Golfe, au sein de l'impressionnante coalition anti-irakienne qu'ils ont formée. Faudrait-il surestimer la démarcation de la crise du Golfe ? En fait, la démarcation ne concernait que le mode de traitement de la question, pas son objet. Certains Etats privilégiaient une solution arabe - fut-elle difficile à mettre en œuvre ! - à une intervention militaire internationale, dont on ne pouvait circonscrire les effets sur la région.

 

Fait plus grave, le précédent irakien, à savoir l'occupation du Koweit, a remis en cause le consensus sécuritaire au sein de la communauté arabe. La crise  du Golfe a créé, pour les pays arabes, des situations d'embarras, d'alignements forcés, de positions de dépendances. L'existence d'une menace interne, issue des frères, posait la problématique de la confiance : “Riches au milieu des pauvres, faibles au milieu des forts, il nous faut assumer ensemble la fin du consensus arabe”, ce triste constat d'une personnalité du Golfe[9] est bien révélateur. Donnée fondamentale, des pays arabes ont pu garantir leur statu quo, grâce à la protection des Etats-Unis.  Ce qui créait des relations organiques déclarées. Leurs rapports avec l'Egypte, simultanément pivot central et «ventre mou» de l'aire arabe, ne leur offrait pas la couverture nécessaire. L'ampleur de ses problèmes sociaux limite sa marge de manœuvre.  La quête d'une alliance hors zone, avec de nouveaux partenaires, la Turquie, par exemple, leur permettait de se libérer de toute alliance exclusive et qui pouvait être contraignante.

 

"La Déclaration de Damas" du 6 mars 1991, qui devait sceller l'alliance des pays du Golfe avec l'Egypte et la Syrie, dont on reconnaissait alors le rôle prééminents, ne résista pas aux épreuves. Concertation conjoncturelle, elle est condamnée par son péché originel, d'unité de circonstances, le grave précédent de la guerre du Golfe ayant fait prévaloir l'option d'une protection extérieure. Dès le 8 mai 1991, le Président Moubarek en prit acte et annonça le retrait des troupes égyptiennes du Koweit et d'Arabie séoudite. Par contre, le Conseil des pays du Golfe, dont la donnée sécuritaire conforte la raison d'être, s'érigeait désormais en institution effective de concertation et d'action commune. En dépit de son impuissance, la Ligue arabe constitua l'ultime compromis durant cette conjoncture d'attente, l'unité formelle sinon institutionnelle devant entretenir les espoirs des populations, en plein désarroi.

 

L'épreuve permit d'ôter les masques et d'abandonner le discours du consensus mythique. D'un certain point de vue, la conjoncture a clarifié le paysage politique  arabe, libéré ses acteurs sur la scène de la realpolitik, ou du moins les a placéé en situation d'apesanteur. Elle a permis l'expression des contradictions, des situations conflictuelles, puisque certains acteurs tels que l'Irak, l'Egypte et la Syrie se sont alignés selon leurs motivations profondes. Se déterminant selon leurs logiques particulières, les Etats arabes se libérèrent durant ces épreuves de leur référentiel idéologique panarabe et panislamique. Les guerres du Golfe attestèrent ainsi "la volatilité des constructions identitaires[10]". Ils firent voler, en éclats, certaines constantes, fondées sur des postulats que l'idéologie traditionnelle arabe avait fortement ancrés.

 

"L'oumma arabe  traverse une obscurité opaque, dans l'expression de ses causes et la sauvegarde de son identité" écrivait  récemment un lecteur du quotidien Al - Arab[11], dont le titre explicite l'idéologie. La fin de l'idéologie unitaire arabe, du moins dans ses expressions de surenchères et d'utopies est consacrée, reconnue même par ses adeptes les plus excessifs.

 

III - Le nouvel ordre arabe : Peut-on encore parler d'un «ordre arabe”, affirmant sa volonté et disposant de ses mécanismes de fonctionnement, pour faire valoir ses vues, construire son avenir et réaliser ses ambitions communautaires ?  Est-ce que l'aire arabe est désormais définie  comme simple espace géographique, où les acteurs agissent en ordres dispersés ? Est-ce la fin de l'histoire, en tant que volonté d'édification collective, de construction d'un avenir solidaire sinon commun ? Est-ce que le nouvel ordre international inaugure dans l'aire arabe, l'ére post-politique, sans ambitions communautaires ? Nous n'occultons pas, dans cette approche  la lourde responsabilité arabe, sous l'effet des obsessions historiques, des utopies, des absolutismes idéologiques, des ostracismes et surtout la grave méconnaissance des rapports de forces. On ne peut pas, d'autre part, sous-estimer les graves effets de la dérive passéiste et/ou intégriste qui conforte les thèses de la guerre des civilisations et remet en question la culture de la paix, paradigme de la coexistence entre les peuples.

  

L'observateur averti remarque cependant, comme situation de fait, l'émergence d'un nouvel ordre, en relation avec les mutations de l'environnement géopolitique. Comment définir alors, ne serait-ce par l'examen de ses prémices et des velléités de ses acteurs, le nouvel ordre régissant  ce système politique éclaté, fragmenté et jusqu'alors et dans une certaine mesure verrouillé ? La réponse implique, non seulement, l'identification du pouvoir ou des pouvoirs dominants, en relation avec les acteurs extérieurs, dont il faut nécessairement tenir compte, mais aussi la re-actualisation de la grille de lecture et les nouveaux paradigmes des Establishments et dans une certaine mesure de l'opinion publique arabe. La crise actuelle a, d'ailleurs, révélé et explicité la dichotomie ou plutôt le décalage entre les dirigeants et les populations. L'analyse de l'interrelation pose le grave problème du leadership politique et de la dialectique du pouvoir d'entraînement des élites et de la nécessité pour les Establishments de tenir compte des postulats de la pensée dominante, qui le fondent.

 

a) La gravité des enjeux internationaux : Commençons d'abord, par présenter la toile de fond, le back ground de la nouvelle scène arabe et de prendre acte du développement de la dépendance, durant cette conjoncture. La bipolarité, au cours de la guerre froide a dessiné une ligne de démarcation entre les aires d'alliances avec les pays d'Occident et l'URSS, alors qu'Israël disposait d'un statut particulier, comme relais privilégié des Etats-Unis  dans la région. Le jeu concurrentiel des puissances, assurait, d'une certaine façon, la liberté de jeux des acteurs arabes. C'est ainsi que les pays arabes ont pu utiliser l'arme du pétrole, après la guerre de 1973, suscitant une certaine prise en considération, par l'Occident de leurs points de vue. Ce qui permit d'engager le dialogue euro-arabe. Durant cette aire monopolaire, la nouvelle donne favorisait la soumission, plus ou moins avouée. L'occupation du Koweit et la guerre qui la suivit, ne pouvaient que consolider l'emprise de l'allié providentiel dans la région d Golfe. La gravité des enjeux économiques qui contribuait à expliquer la dernière guerre contre l'Irak, permit de redimensionner les alliés de la première guerre, par la domination des riches gisements pétroliers d'Irak. Le monde arabe vit, actuellement l'ère du contre-choc pétrolier de 1973. Nous devons prendre la juste mesure de cette réalité. 

 

Plus que jamais, l'aire arabe est un «espace de crises». Les diverses initiatives étrangères qui se proposent d'établir son diagnostic et de recommander leurs solutions, disons plutôt leur «pacification», pour employer le concept idoine, semblent appréhender un espace  sans acteurs ou presque. Est-ce qu'ils n'ont pas droit au chapitre ? Par honnêteté, nous devons reconnaître que la gravité de la situation nécessite une vision autocritique, un ressaisissement général et une remise des pendules à l'heure, mesure salutaire pour l'ensemble de la communauté. Nous y reviendrons. Bornons-nous, dans  le cours de notre pensée, à signaler que ces  velléités d'intervention, qui attestent l'inhibition sécuritaire, tentent d'imposer des solutions exogènes. Présenté comme modèle, l'Irak doit, en premier lieu, reconstruire son identité, reprendre en main ses affaires et faire valoir le jeu politique sur l'option ethnique ou religieuse. La démocratisation, enjeu respectable, ne peut  se réaliser par l'ingérence étrangère. Elle doit fonder ses assises sur l'action de la dynamique interne, sur la culture spécifique. L'initiative pour le Grand Moyen-Orient ne tient pas compte du contexte géopolitique, dans la mesure où elle fait l'impasse sur la question palestinienne et l'occupation de l'Irak, éléments déterminants de la scène politique arabe. Les projets présentés par les ministres des Affaires étrangères d'Allemagne et de France et dans une moindre mesure celui du ministre des Affaires Etrangères du Royaume Uni, qui tentent de corriger le tir, s'inscrivent dans une compétition  conjoncturelle, ne remettant pas en cause les équilibres fondateurs de leurs politiques, au Moyen-Orient.   

 

b) Une gestion collégiale pour compenser l'absence de tout leadership : Fait d'évidence, le paradigme nationalitaire a été sérieusement remis en cause, puisque les comportements politiques des Etats arabes, au cours des dernières crises, l'occupation du Koweït et les coalitions internationales contre l'Irak en 1991 et en 2003, ont vu les pays arabes agir en ordre dispersé, occultant de fait le paradigme de la concorde et de l'union sacrée, agissant selon leurs propres logiques d'alliance, leurs appréciations différentielles de la conjoncture internationale. Disons, par diplomatie, que les acteurs arabes se sont distingués, à quelques exceptions près, lors de la dernière guerre  par la modération de leur prise de position, leur neutralité ou leur engagement plus ou moins déclaré avec la coalition, privilégiant l'identification réaliste de leurs centres d'intérêts. Dans cette ère de fin des idéologies, de la mise à l'épreuves des utopies, l'ère postguerre d'Irak consacre la sérieuse remise en cause du discours panarabe.

 

Autre conséquence de cette mutation géopolitique, la disparition de tout leadership. On est, certes, dans une conjoncture hésitante mais on se rend compte que les développements sur les scènes arabe et internationale ont sérieusement redimensionné les différents pôles, l'Egypte et l'Arabie séoudite, désormais recentrées, alors que la Syrie traverse une phase difficile. A titre d'exemple, l'Egypte fait valoir "son statut dans le monde arabe, par son poids démographique, sa position centrale de cœur du corps arabe et son rôle civilisationnel moteur[12]"(opinion de Mohamed Hassanein Heykal). Mais son autonomie de décision est handicapée par  sa situation socio-économique préoccupante que l'accroissement démographique aggrave d'ailleurs. En ce qui concerne, l'Arabie séoudite, elle a été sérieusement ébranlée par l'émergence du péril intégriste. Fait révélateur de la nouvelle situation, les Etats-Unis ont préféré agir de concert avec des Junior partners du Golfe,  prenant leurs distance par rapport à l'Arabie séoudite et à l'Egypte, qui était d'ailleurs embarrassées par la tournure des événements. La concertation entre l'Egypte, l'Arabie et la Syrie, à la veille du Sommet de Tunis, en vue de présenter un projet de réformes de la Ligue arabe, ne tient pas compte du re-équilibrage actuel du monde arabe. Fussent-ils contrariés par l'évolution actuelle, ces pays redoublent d'ardeur face à la compétition. Mais l'affaiblissement de leur capacité d'intervention militaire et/ou idéologique réduit leurs marges de manœuvres.

 

L'Irak constitue, désormais, la grande inconnue de la scène arabe. Sa situation tragique est une source de préoccupation pour la communauté arabe. En attendant la restauration de sa souveraineté et la reconstruction de son économie, il vit sa traversée du désert et constitue une grave zone de turbulences, permettant toutes les dérives. Nous ne perdons pas de vue que l'épreuve irakienne, qui a mis fin à un régime dictatorial mais laïque, conforte les velléités de créer une aire déstabilisatrice intégriste de nostalgie, qui se propose d'idéologiser le refus de l'historicité et de reconstruire de nouvelles frontières d'exclusion.

 

Nous pensons que «l'ordre arabe» naissant  a mis sur le même pied les différents pays arabes. Il est appelé, à instituer la collégialité dans la prise de décision et à créer les mécanismes de l'action politique concertée. Ce qui suppose la concertation et la construction du compromis, pour identifier la politique communautaire et la mettre en exécution, en redéfinissant ses instances et en remplaçant au plus vite la règle paralysante de la majorité.  Bien entendu, la conjoncture actuelle a fait valoir les options réalistes et la diplomatie rationnelle, qui constituent, d'après mon humble opinion, les dividendes positives d'une décennie d'épreuves.

 

Peut-être faudrait-il également remarquer le re-équilibrage de l'ordre arabe, vraisemblablement au profit du Maghreb, dans le cadre de l'homogénéisation de ses options internationales, la distanciation modératrice de ses positions  au sein de la famille  arabe et le règlement du contentieux entre la Libye et les Etats-Unis, sans oublier la complémentarité  de son économie rentière, fondée sur l'exploitation des hydrocarbures, avec une production agricole et industrielle importante.

 

Conclusion : Nous avons essayé, dans cette communication d'identifier les cycles d'ordres régionaux arabes et de dégager leurs caractéristiques, sinon leur mode de fonctionnement, en relations avec l'état des rapports de forces entre les différents pôles. Etats de fait, velléités, discours, concepts et normes, l'analyse du paysage politique et l'étude de ses mutations n'est pas aisée. Notons, d'autre part, que la situation est encore bien plus complexe, dans cette aire marquée par la non-contemporanité des références, par l'interférence des aires civilisationnelles, par le télescopage des signes de continuité, de changement et de rupture etc. . 

 

Dans ce monde arabe, difficile à baliser, plusieurs clefs de lectures sont nécessaires, afin de saisir les effets lointains, les nouveaux élans et par dessus tout, ces velléités d'affirmer des pseudo-hégémonies régionales, bien disproportionnés et par conséquent souvent inattendues, par rapport aux données intérieures objectives. Dans cette situation préoccupante, le réalisme politique commande à resserrer  les rangs pour faire face aux graves défis, à identifier un programme ambitieux de réformes, à réussir notre pari culturel. Ce qui implique de mettre la modernité à l'ordre du jour.  Et qu'elle soit la règle et non l'exception au sein de l'aire arabe. 

 

Khalifa Chater

Séminaire «Les Arabes après la guerre d’Irak»

Tunis, AEI, 14-16 mars 2004.

 

 

 



[1] - Voir Les textes essentiels de T. E. Lawrence, choisis par David Garnett et traduits de l'anglais par Etiemble et Yassu Gauclère, Gallimard, 1965, pp. 190 - 191. 

[2] - Ibid.

[3] - Voir nos deux études sur la question :

- "Relations inter-arabes et problèmatique de la confiance", in Etudes Internationales, n° 38, 1/91, pp. 8-23.

- "Le monde arabe et la quête d'un ordre régional", in Etudes Internationales, n° 45, 4/92, pp. 15-27. 23.

 

[4] - Tarek Y. Ismaël, "The Middle East : subordinate systeme in global politic", in Tarek Y. Ismaël, The Middle East in World poltics, Syracuse University Press, New York, 1974, pp. 240-256.

 [5]  - Voirl'Ordre mondial relâché, sens et puissance, après la guerre froide   Références, Presses de la Fondation Nationale des sciences politiques, Paris, 1993, op. cit., p. 33.

[6] - Samir Kasser préfère parler du «moment égyptien». Voir son article : "un espace de crises", in Dominique Chevallier  et André Miquel (direction), Les Arabes du message à l'histoire, pp. 513 - 557. Voir particulièrement pp.521 - 526.

[7] - Voir Jacqueline Rus, les théories du pouvoir ,  Librairie Générale Française, Paris, 1994. Voir particulièrement le chapitre intitulé "le pouvoir de la norme", pp. 186 - 188.

[8] - Abdelbaki Harmassi, "l'approche maghrébine du processus de paix au Moyen-Orient, in Etudes Internationales, n°62, 1/97, pp. 19-24.

[9] - Voir Vincent Hugueux, "l'union sacrée du clan saoudien", in l'Excpress, Paris, 28 septembre 1990, pp. 31 - 33. Voir p. 31.

[10] - Nous empruntons cette expression à Bertand Badie, employée dans son livre : la fin des territoires (1995). Voir son entretien " la fin des territoires", in Quantara, , n°17, octobre - novembre -décembre 1995, pp. 20-25.

[11] - Libre opinion de Jihad Kadhem, "les Arabes entre la clarté des principes et l'opacité des accusations",  in  Al -Arab  du  19  -10-1995, p. 3.

[12]  - Nous empruntons cette appréciation à Mohamed Hassanein Heykal. compte rendu d'une conférence " la crise du monde arabe", in ech-Chourouk  du 13-1-1996,  p.9.